Roman
Amina Damerdji, Laissez-moi vous rejoindre, Gallimard, 318 pp. 20 € (ebook : 14,99 €).
«Je suis la camarade Haydée Santamaría, l’héroïne de la Moncada, la dirigeante politique, la seule femme qui a sa place au Comité central, et ce soir, je vous le promets avant votre disparition, je vous raconterai tout.» En juillet 1980, cette figure de la révolution cubaine, proche de Castro, remonte dans ses souvenirs avant de se suicider. Sa jeunesse militante défile jusqu’à l’exécution de son frère et de son fiancé, après l’échec de l’attaque de la caserne de la Moncada. Premier roman incarné et vibrant. Frédérique Roussel
Laurent Nunez, le Mode avion, Actes Sud, 224 pp., 21 € (ebook : 15,99 €).
On croirait Bouvard et Pécuchet, mais le tandem que suit Laurent Nunez a une autre forme de subtilité savoureuse : les professeurs Etienne Choulier et Stefán Meinhof quittent Paris en juillet 1937 pour le village de Fontan, dans les Alpes-Maritimes, avec le projet de s’isoler pour réfléchir et trouver une idée qui révolutionne la grammaire, un théorème génial. Leur fusion puis leur scission due à la jalousie se suit tel un feuilleton savant et impayable. Frédérique Roussel
Récits
Samuel Brussell, Continent’Italia, Stock, 250 pp., 19,90 € (ebook : 15 €).
L’écrivain et éditeur Samuel Brussell arpente l’Italie avec Mon cœur mis à nu dans sa poche. Baudelaire exacerbe sa sensibilité et sa mémoire. Il va à Palerme, à Rome, à Naples où il rend visite au Christ voilé : «Ce marbre rayonnait de légèreté et m’inondait de lumière et de paix.» Partout il retrouve des amis (des amies, surtout) de 20 ou 30 ans, Federica ou Claudia par exemple, qui le trouvent «insupportable». Chaque ville appelle des souvenirs de lectures et de biographies d’artistes. Milan fait équipe avec Stendhal bien sûr, Venise avec Acqua alta du poète Joseph Brodsky. Samuel Brussell entre dans les églises, les cryptes, les restaurants. Il lit les journaux locaux et voyage à bord de la Frecciarossa, «le bolide ferroviaire de la ligne Nord-Sud». S’il aime tant l’Italie, dont son délicieux livre est rempli d’éclats, c’est notamment parce qu’il y a trouvé la liberté lorsqu’à 15 ans il a fugué de Nice, où il habitait. Virginie Bloch-Lainé
Pierrine Poget, Warda s’en va. Carnets du Caire, la Baconnière, 120 pp., 15,50 € (ebook : 10,99 €).
D’un si bref séjour, d’aventures certes singulières mais toujours anecdotiques, y avait-il motif à écrire ? C’est la question que l’on se pose tout le long du livre de Pierrine Poget. Elle fait finalement de ses Carnets du Caire (notes qu’elle prit réellement durant un voyage en Egypte), un récit intéressant et une réflexion poussée sur les souvenirs. Il y a d’abord les Egyptiens qui lui reprochent d’écrire sur leur pays, jugeant son ignorance «comme une agression». «Pourquoi au fond ce voyage, ces notes ?» finit-elle par se demander. Deux ans plus tard, après avoir hésité à rouvrir ces carnets, elle s’y replonge pour trouver des réponses. Mais l’écriture du souvenir est «sans fin, obsessive» et la poursuit encore dans son présent. Pour s’en défaire, Pierrine Poget n’a d’autres choix que de «brasser l’antidote : la fiction, le poème». Deux remèdes qu’elle pratique avec talent. Richard Godin
Essais
Maxime Du Camp, les Académiciens de mon temps, édition de Thomas Loué. Editions du Bourg, 648 p. 39 €.
On n’a retenu de l’œuvre de Maxime Du Camp que le spécialiste de Paris et le mémorialiste. L’écrivain était conscient qu’il ne serait jamais un grand écrivain : on n’est pas l’ami de Flaubert sans lucidité. En revanche l’historien de la littérature de son temps est d’une acuité hors du commun sur ses contemporains : Daniel Oster l’avait souligné dans son édition des Souvenirs littéraires (Aubier). Thomas Loué a exhumé des archives de l’Institut les dossiers établis par Du Camp sur ses confrères académiciens. D’About à De Vogüé, ce sont des portraits dont seul Pasteur émerge comme génie. Si Du Camp envie l’existence calme de travailleur acharné de Littré, il ne jalouse pas ses autres collègues qui révèlent ici leurs petits (ou gros) travers sur fond de manœuvres électorales et de poses auctoriales sous la coupole. C’est une anatomie complète du Quai de Conti, avec ses factions et ses mœurs. L’œuvre d’un sociologue de la littérature avant la lettre, alternant admiration, accablement et ironie. J.-D.W.
Denis Cosnard, l’Annonce de ma mort est très exagérée. L’art de mourir et de le faire savoir, le Cherche midi, 160 pp., 15 € (ebook : 8,99 €).
Quand la mort de Mark Twain fut annoncée, journalistes et badauds se précipitèrent à son domicile et tombèrent sur l’intéressé qui leur déclara avec sérieux : «L’annonce de ma mort est très exagérée.» Denis Cosnard s’intéresse à ce qu’un membre de l’Oulipo avait nommé, à côté de la littérature et de la paralittérature, le «troisième secteur de la littérature», c’est-à-dire tout ce qui est écrit et ne se vend pas… Il existe même une «confrérie du Troisième secteur» ! On se délectera dans cet ouvrage – nourri d’exemples réels – de ce formidable continent ignoré, dont faire-part en tous genres, formules de vœux, souhaits divers et autres joyeusetés souvent destinés à faire reluire le narcissisme de leurs auteurs (qui paient pour apparaître dans leur quotidien préféré !). Les amateurs d’annonces de deuil, «ceux qui se ruent sur les pages “obsèques” et les tamisent comme des orpailleurs» en feront un miel du meilleur cru. Désormais la mort s’annonce sur YouTube, Facebook, Tiktok et Instagram. «Ralentissez donc à la page obsèques et souvenez vous, rappelle l’auteur, que les avis sont écrits par des vivants pour d’autres vivants.» Comme Mark Twain, l’auteur n’est pas dépourvu d’humour… Geneviève Delaisi de Parseval
Faouzia Charfi, l’Islam et la science. En finir avec le compromis, Odile Jacob, 240 pp., 22,90 €.
Physicienne, professeure à l’université de Tunis, Faouzia Charfi reconstruit ici l’histoire tourmentée que, depuis le VIIIe siècle – début de la vaste entreprise de traduction des textes de la tradition grecque (mais aussi perse et hindoue) inaugurée par le calife Al-Mansur – ont connue les sciences en pays d’islam, et rappelle les mouvements sociaux, politiques ou religieux qui ont en favorisé l’essor ou, au contraire, freiné l’évolution. Elle rappelle certaines grandes conquêtes de la «science arabe», notamment dans le domaine optique, astronomique ou mathématique, telle l’invention de l’algèbre par Abu Abdallah Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi (dont le nom latinisé Algorismus ou Algorithmus est associé à l’algorithme). Puis, en liaison avec «le déclin de la civilisation islamique», montre comment cette science «a quitté le devant de la scène». «Avec la création des madrasas, les sciences traditionnelles, ulum naqliya, les sciences du naql (tradition) l’emportent sur les sciences du aql, c’est-à-dire de la raison», avant que le fiqh (connaissance de la loi de Dieu) ne soit «érigé en science souveraine». Rien d’érudit ou d’abscons dans le propos, que Faouzia Charfi, prônant une radicale séparation de la science et du religieux, voudrait surtout adresser aux «jeunes générations séduites par un islam de pacotille surfant sur la vague des technosciences». Robert Maggiori
Philosophie
Mickaël Labbé, Aux alentours. Regard écologique sur la ville, Payot, 176 pp., 16 € (ebook : 11,99 €).
Cyclistes je-m’en-foutistes, trottinettes arrogantes, chaos, travaux partout, embouteillages, pollution, bruit, nervosité, violence… Les grandes villes sont-elles devenues invivables ? On leur préfère souvent la «nature» (mais sans les désagréments de la campagne) ou un environnement «isolé et sauvage» (mais pas trop éloigné d’une gare et avec tout le confort numérique). Que la métropole ne soit plus tenue pour un lieu moderne d’émancipation mais pour une étouffante et malsaine prison de métal et de ciment est une idée qui peut se défendre. Sans plaider pour un «idéal urbain», ni nier que telles qu’elles sont les grandes villes courent à une «catastrophe écologique certaine», Mickaël Labbé, maître de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’université de Strasbourg, spécialiste de la philosophie de l’architecture, propose un autre regard, une autre approche. «Plutôt que d’un essai théorique», Aux alentours a la forme d’un «périple» que l’auteur effectue dans les quartiers de la capitale alsacienne, où il vit et travaille, et grâce auquel il a appris «quelques secrets quant à l’art d’habiter la ville». La «perspective écologique» qu’il a adoptée et voudrait qu’on adoptât ne devient concrète, en effet, que si l’on repense, «au niveau le plus microscopique», toutes nos pratiques urbaines, toutes nos manières quotidiennes d’«entrer en interaction avec nos territoires, de nous installer sur un sol, de cohabiter avec le non-humain». Robert Maggiori