Dans un monde où tout doit servir, produire, bénéficier, un livre comme celui-ci prend le parti des choses qui ne servent à rien. Dans un temps où celui-ci compte plus que jamais, ce livre propose de s’arrêter pour en gâcher à regarder des dessins qui ne sont pas censés exister. Exemple : page 88-89, une énorme machine à compter les petits pois sur fond rouge, ou encore, page 272, un moule à cake vide (on sent un appétit prononcé de l’auteur pour le sucré), avec pour toute légende, «un appétissant non-gâteau au chocolat» et une recette de non-gâteau au chocolat. Lewis Carroll n’est pas loin. Voyez donc ces deux non-anniversaires possibles : un bloc éphéméride bloqué à la date du vendredi 8 août avec pour légende, «Une chance sur trois cent soixante-cinq pour que ce soit la date exacte de ton anniversaire» ; la date du lundi 14 mars sur l’autre page qui dit «Voici une nouvelle chance.» Et dans la catégorie «du temps à perdre», le livre suggère comment boire une soupe à la fourchette ou même planter un clou avec un coussin…
Une surprise à chaque page
Loin de vouloir raconter une histoire d’une manière linéaire et chronologique, ou de décliner un thème, le Grand livre de l’inutile passe du fameux coq à l’âne, réservant pour le coup une surprise à chaque page. Il y a de petits modes d’emploi de rébellion, comme de voir ce qui se passe si l’on décide de conjuguer des verbes que la grammaire française interdit de conjuguer à toutes les personnes (genre «pleuvoir» ou «neiger»), des invitations à laisser gambader son imagination avec des suggestions sous un rectangle bleu : «une barquette de myrtilles, un champ de violettes, une piscine vue de haut, un bout de moquette…», ou encore des calligrammes, serpents rouges ou formes géométriques à sens comme ce grand carré formé de plusieurs mots doux se confrontant à un beaucoup plus petit fait de gros mots.
La semaine dernière
Le plus impressionnant réside sans doute dans cette propension du livre à vouloir faire entre le lecteur ou la lectrice, qu’il tutoie, dans la ronde. Un gros gâteau d’anniversaire (encore un anniversaire !) et il demande : «Souffle ces bougies ! Allez Souffle plus fort !» et page suivante le même gigantesque fraisier, avec les bougies consumées («Ah ! Bravo !»). Plus loin le dessin d’une montre à cristaux liquides fixée sur 10:58, la légende dis : «Si tu ouvres ce livre à 10:58, cette montre sera à l’heure.» Ou celui-ci ordonne tout simplement, au vu de l’araignée rouge qui se carapate en bas d’une page : «Ecrase cette araignée sous ta chaussure.» Les jeux de mots ont aussi une place prééminente, détournements de poèmes ou expérimentations littéraires sans queue ni tête. Dans les «mots du chat», on apprend que le «chac» est «un sac servant de transport au chaton» et que «chaquille» signifie qu’il est tranquille.
Mettre la règle de côté
Feuilleter le Grand Livre de l’inutile est une joie renouvelée, d’autant que les dessins, la typographie et la calligraphie sont particulièrement soignés. Il autorise de mettre la règle de côté et de mettre l’esprit en porte à faux par rapport à l’usuel. Que peut un livre ? Que peuvent l’imagination et le dérèglement ? Qu’il est important de jouer. Bruno Gibert, auteur et illustrateur jeunesse, vient aussi de publier à l’Olivier un roman adulte, Aux voleurs, une histoire qui démarre avec un vélo volé.