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Le Libé des historien·nes

«Le Livre que je n’ai pas écrit», la comédie introuvable de Laure Gouraige

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La romancière dresse le portrait d’une journaliste de mode à la recherche de la frivolité face à la noirceur du monde.
Laure Gouraige. (Hélène Bamberger/P.O.L)
par Arlette Farge, directrice de recherches émérite au CNRS
publié le 9 octobre 2024 à 19h11

A l’occasion des «Rendez-vous de l’histoire», qui se tiennent à Blois du 9 au 13 octobre 2024, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens pour porter un autre regard sur l’actualité. Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 10 octobre et tous les articles de cette édition dans ce dossier.

La comédie, celle, légère qui nous fait sourire, peut-elle nous préserver des désordres du monde, des situations anxiogènes et des récits de guerre qui nous entourent ? C’est la question complexe que se pose Gaïa, l’héroïne du Livre que je n’ai pas écrit de Laure Gouraige. Journaliste de mode, romancière (elle vient de sortir son deuxième livre) la voici accablée par l’actualité, totalement annihilée par le sort des femmes afghanes. Déprimée, désolée, elle décide pourtant d’écrire à nouveau : ce sera une comédie, dit-elle à son éditeur, un livre d’humour et de frivolité, dans lequel elle refuse même qu’il soit question d’amour, celui-ci peut faire si mal. Pourtant des doutes l’assaillent : autour d’elle, ses amis n’ont aucune estime pour la comédie, même s’ils savent que «la France a tellement le culte du tragique». La littérature se doit-elle d’être sérieuse ?

Huit jours de jeûne

Un roman pour se dégager de la noirceur du monde : c’est avec ce thème si particulier que Laure Gouraige entame un voyage aussi dérangeant que dérangé, traversant avec vigueur et humour plusieurs aspects cocasses des étapes de la vie de Gaïa, qui oscille, de New York à Paris, entre la construction de son livre «léger» et l’anéantissement de son projet. Ainsi assiste-t-on à la «semaine de la mode», racontée avec une mordante ironie, croisement ubuesque entre créateurs, bijoux, marques, invités et chroniqueuses – ces dernières s’alcoolisant allègrement dans les cafés de la rue Saint-Honoré en riant des postures des mannequins pendant les défilés.

Malgré ce tourbillon moqueur, le mal-être de Gaïa perdure tandis qu’elle part à New York chez ses parents. Le père est un intellectuel qui déclame du Joyce ou du Derrida, tandis que sa mère la renvoie à la superficialité de son projet. Pendant ce temps, le livre ne s’écrit pas, sauf trois ou quatre phrases par-ci par-là. Humiliée, Gaïa va encore traverser plusieurs épreuves qui auraient pu être drôles mais ne le furent pas comme lors d’une retraite avec ses amis, sous la conduite d’une coach qui les fera jeûner pendant huit jours. Revenue épuisée, elle se confie à son ami Marcus (pour lui, elle a un petit «frémissement») : rien ne lui convient, ni la mode trop proche de l’argent, ni la littérature, ni l’amour. Et la comédie est visiblement répudiée par chacun…

«Abolition de la mélancolie»

Il y a quelque chose de saisissant dans le Livre que je n’ai pas écrit : les tentatives de Gaïa pour sortir de l’atmosphère morbide et angoissée de notre société (guerres, crises politiques) ont de fait une véritable actualité. Nous avons tous le désir de nous dégager de l’anxiété dans laquelle nous sommes plongés. L’humour, le doute et la dérision peuvent-ils dissiper cette inquiétude ? La comédie, genre souvent méprisé, peut-elle caresser l’ensemble d’un texte pour que la tristesse soit moins pesante ?

Finalement, l’éditeur de Gaïa va lui proposer une traduction : celle d’une «véritable comédie» américaine, pour laquelle elle pourrait s’installer aux Etats-Unis. Surprise mais heureuse, elle part à New York ; la voici enfin qui «admet la possibilité d’une vie». Elle vivra chez Marcus, avec lui, et traduira une comédie qu’elle n’a pas écrite. De quoi «croire à l’abolition de la mélancolie». Et peut-être écrire à son tour sa propre comédie.

Laure Gouraige, le Livre que je n’ai pas écrit, P.O.L., 416 pp., 22 € (ebook : 15,99 €).