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«Le Masque de Dimitrios» ou comment dépoussiérer le roman d’espionnage

Atmosphères louches et faux-semblants, les romans d’Eric Ambler n’ont pas pris une ride. Les éditions de l’Olivier republient cet auteur qui révolutionna le roman d’espionnage. En commençant par son chef-d’œuvre, paru en 1939.
Eric Ambler à Paris en 1978. (Ulf Andersen/Aurimages. AFP)
publié le 31 janvier 2024 à 11h41

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Dans une interview publiée par la revue Polar en 1991, Eric Ambler (1909-1998) résumait, avec un humour anglais teinté d’arrogance, ce qui le décida à se spécialiser dans le roman d’espionnage : «Il s’agissait d’un effort conscient de ma part. Prendre un matériau sans valeur, en faire quelque chose, le transformer de manière originale pour en faire un objet nouveau, totalement différent… Les romans d’espionnage étaient minables, à moi de les rendre meilleurs.» Tandis que le terrain du roman policier était labouré par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, Eric Ambler avait décidé de se tourner vers un autre domaine où il pourrait exceller. Le roman d’espionnage était le lieu idéal.

«Un homme de main de la pire espèce»

En dépoussiérant ce genre littéraire, le génial écrivain s’impose avec un livre mythique, le Masque de Dimitrios, qui paraît en Angleterre en 1939. Peu de temps auparavant, il avait publié une autre fiction dont le titre résume ses obsessions littéraires : Je ne suis pas un héros. Ambler ne s’intéresse pas aux «vrais» espions, il évite l’archétype pour lui préférer des personnages falots, en quête d’identité. Et le résultat est aussi époustouflant qu’indémodable. En le rééditant aujourd’hui, les éditions de l’Olivier le confirment au grand jour, appuyant sur le pessimisme de cet écrivain devant un monde cruel et mesquin, celui de l’espionnage et ses illusions. Je ne suis pas un héros sortira en avril, la suite en 2025.

Prenez la première ligne du Masque de Dimitrios. «Un Français nommé Chamfort, qui aurait dû être mieux inspiré, a dit que le hasard était un sobriquet de la providence.» Tout y est en quelques mots audacieux : le clin d’œil, l’écriture raffinée, la curiosité répétée pour le hasard et le sens du dérisoire qui irrigue toutes ses fictions.

Latimer, le héros du Masque de Dimitrios, est un écrivain, auteur de polars. Il fait confiance à son imagination car il n’a jamais rencontré de tueur, de criminel, voire d’espion. Il cherche un sujet tout en se promenant dans les rues d’Istanbul. Lorsqu’il rencontre le colonel Haki, lors d’une soirée, ce dernier lui propose une idée, une trame. Haki est ce genre de personnage «qui agit en coulisse». Son imagination n’est pas forcément à la hauteur de son orgueil mais il connaît de «vrais» meurtriers comme un certain Dimitrios Makropoulos dont le cadavre vient d’être repêché dans le Bosphore. L’affaire intéresse aussitôt Latimer qui va devenir obsédé par Dimitrios et le décrit ainsi : «une canaille, un homme de main de la pire espèce». Mais est-il vraiment mort ? Le terme de «masque», contenu dans le titre, convient si bien au roman d’espionnage, à ce Dimitrios et à Latimer, son poursuivant dépassé par les événements.

Un pays envoûtant et dangereux

Eric Ambler est un génial montreur de marionnettes, joueur de dés, trafiquant des apparences. Il préfère les personnages ballottés par les événements, les braves garçons dépassés, et leur offre un destin inattendu qui les rend sympathiques aux lecteurs. Pas de James Bond fanfaron, pas de Smiley dubitatif, Eric Ambler est ailleurs. Peut-être dans les rues d’Istanbul ou de Smyrne qu’il sait parfaitement décrire, avançant dans les hôtels de luxe aux lumières tamisées, décrivant l’état d’un pays envoûtant et dangereux, secoué par les guerres et les règlements de compte. Quant à son écriture, élégante, inventive, faussement légère, elle décrit les brouillards d’un monde qui n’en finit pas de nous intriguer.

Le Masque de Dimitrios, Eric Ambler (traduit de l’anglais par Gabriel Veraldi), éditions de l’Olivier, 320 pages, 22 €.