Ne lui demandez pas si vous êtes le plus beau, il ne voit rien. Ou plus grand-chose. Cela a commencé, il y a peu de temps, dans un couloir. Les lignes des portes se confondaient avec celles des poutres, le plafond avec le reflet du carrelage au sol. A tel point que les enfants «semblaient se multiplier à la vitesse de la lumière». Le miroir ajoute : «Tout était taches de couleur. Tout était méconnaissable. […] Ce que je vois là, je ne le comprends pas.» Il lui reste les souvenirs – ceux des expéditions passées avec son ancien propriétaire. Il rencontre en Afrique des girafes à l’époque où elles «n’avaient pas encore le long cou qu’on leur connaît» et des lions noir et blanc en Antarctique. Quand ils ne chassent pas le krill, «ces petits crustacés», ils dorment «par petites sessions de dix minutes» et «en équilibre sur leurs pattes». «Cela leur permet de rester alertes en cas de danger, et bien sûr de protéger» les leurs. La vue commençait déjà à chuter, ce sont des manchots. Sa mémoire s’écaille sous les points pixelisés et colorés de Giacomo Nanni.
Rien ne s’arrange. De ce flou, le miroir apprend à se complaire. La vision des lions noir et blanc dansant autour d’un gramophone rouge lui est plaisante. Ils sont intrigués par cet objet déposé sur la banquise par l’ex-détenteur du miroir. Un capitaine de navire, sans doute. Un aventurier, sûrement. «C’est pendant l’une de ces promenades qu’on a découvert l’Antarctique, un pays qui se trouve au pôle Sud» et les petites chanteuses françaises des phonographes. A l’intérieur, Annie aux cheveux bleus et à la robe blanche chantait «les plus belles chansons qu’elle connaissait» sous le regard tendre de son assistant et de Lodie, sa sœur. Julie, son aînée, se voyait libre, loin de cet instrument et du chant. «“Que c’est beau de se promener dans un paysage si vaste”, pensait-elle. Mais il fallait s’occuper [de ses proches] […]. Quand Julie les eut sorties des deux gramophones, ses deux sœurs tenaient dans le creux de sa main.» Et elles apprennent à s’aimer «en se rapprochant» du miroir. Main sur les hanches, tête droite : «Je me demande à quoi ressemblerait le monde si je n’étais pas là, avant de poursuivre. Si je n’étais pas là, le monde serait une forêt enchevêtrée, où il y aurait cet oiseau qui gazouille, caché. Mais personne ne le chercherait, personne ne l’entendrait gazouiller.»
Giacomo Nanni, né en 1971 à Rimini, s’éloigne des codes graphiques de la bande dessinée – art avec lequel il a remporté en 2020 le Prix de l’audace au festival d’Angoulême pour Acte de Dieu. Dans le Miroir aveugle, il n’y a aucune juxtaposition d’images, mais une illustration unique par page, dans un format tout en hauteur. Il faut ça pour bien y voir.