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Libération
Premier chapitre

«L’Ecole de Topeka» de Ben Lerner: «Lorsqu’il se tourna pour juger de l’effet de son discours, elle n’était plus là»

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Chaque week-end, les premières pages d’un roman de la rentrée. Cette semaine, un garçon aussi déboussolé que les Etats-Unis.
par Ben Lerner
publié le 28 août 2022 à 13h10

Par Thomas Stélandre

En surface, les Gordon offrent un parfait reflet : parents psy, fils champion de l’équipe de débat du lycée, ils sont aisés, instruits, progressistes. Mais plus en profondeur, quelque chose sourd. On entend successivement le garçon Adam, le père Jonathan, la mère Jane, leurs errances individuelles, leurs angoisses anesthésiées. Par glissements et allers-retours de la mémoire, les vérités affleurent : «crise de la masculinité blanche», éloquence en trompe-l’œil, violence couchée par l’italique et de plus en plus droite, réveillée, à mesure que les pages se tournent. Des années 90 à l’Amérique de Trump, que reste-t-il de nos idéaux ? Que transmettons-nous à nos enfants, valeurs et traumas ? Ample comme un Great American Novel et minutieux comme un drame familial, l’Ecole de Topeka est aussi le livre d’une ville, capitale de l’Etat du Kansas, où l’auteur, Ben Lerner, l’un des prosateurs les plus intéressants de sa génération, est né en 1979. Son troisième roman – après Au départ d’Atocha (2014) et 10:04 (2016), tous deux traduits aux éditions de l’Olivier –, finaliste du prix Pulitzer 2020, ne s’ouvre pas pour rien sur un lac, a fortiori artificiel.

Ils dérivaient sur le bateau de son beau-père au milieu d’un lac artificiel, par ailleurs désert, ceint de grands lotissements résidentiels. C’était le début de l’automne et ils buvaient du Southern Comfort à la bouteille. Adam se tenait à l’avant, il regardait une lumière bleue changeante de l’autre côté de l’eau, probablement une télévision, aperçue au travers d’une fenêtre ou d’une porte vitrée. Il entendit racler la molette de son briquet, puis vit la fumée passer en flottant au-dessus de lui, se défaire. Cela faisait longtemps qu’il parlait.

Lorsqu’il se tourna pour juger de l’effet de son discours, elle n’était plus là, jean et pull en petit tas, avec la pipe et le briquet.

Il dit son nom, soudain conscient du silence ambiant, et trempa la main dans l’eau, qui était froide. Sans réfléchir, il prit le pull blanc pour y sentir le feu de bois allumé un peu plus tôt dans la soirée à Clinton Lake, et la lavande de synthèse qui était, savait-il, le parfum de son gel douche. Il redit son nom, plus fort, et regarda alentour. Quelques oiseaux rasaient la surface paisible du lac ; non, des chauves-souris, plutôt. Quand avait-elle plongé ou sauté du bateau et comment avait-elle pu le faire sans le moindre clapotement – et si jamais elle s’était noyée ? Il criait désormais ; un chien lui répondit au loin. A force de s’agiter dans tous les sens à sa recherche, la tête lui tournait, il s’assit. Puis se releva, regarda le long du bateau ; peut-être était-elle juste là, étouffant un rir