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Chronique «Fières de lettres»

L’écrivaine Marie-Louise Gagneur, bague à part

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Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «les Forçats du mariage», un roman pro-divorce de Marie-Louise Gagneur, paru en 1869.
Marie-Louise Gagneur fut présente au sein de la Société des gens de lettres dès 1864. Ici dans l'édition 1872-1873 de leur Galerie. (gallica. Bibliothèque nationale de France)
par Nathalie Hersent, pour la Bibliothèque nationale de France
publié le 4 mars 2021 à 10h08

Parmi les nombreux auteurs qui résident dans les limbes littéraires, séjour des plumes oubliées, on rencontre une femme, fouriériste, féministe, libre-penseuse, anticléricale, socialiste et pacifiste : Marie-Louise Gagneur, née Marie-Louise Mignerot en 1832. A la fin du Second Empire, en 1869, elle publie les Forçats du mariage, roman de mœurs en faveur d’une des premières revendications des défenseurs des droits des femmes : le divorce. En effet, si la Révolution française met fin en 1792 à l’indissolubilité du mariage, la restauration de la monarchie s’accompagne du rétablissement du caractère indéfectible des liens matrimoniaux dès 1816. Débats, pétitions, lettres et revendications échouent, un projet de loi est retiré en 1848 en raison de son caractère «non urgent». Dès lors, hormis la mort, le seul remède à une mésunion est la séparation jugée en tribunal. Cette procédure, coûteuse, empêche tout remariage et conserve au seul père tous les droits sur les enfants.

Engagée pour les droits des femmes, Marie-Louise Gagneur prend la plume pour donner naissance à un roman de mœurs sentimental, dont les différentes intrigues sont autant de plaidoyers en faveur du divorce.

Lire les Forçats du mariage sur Gallica :

Le roman se déroule sur une décennie. En avril 1860, Robert de Luz, aristocrate désargenté, abandonne ses maîtresses, une princesse russe et une cocotte. Il décline aussi l’amour sincère et passionné que lui porte Juliette, une orpheline pauvre sur laquelle il a promis de veiller. Monsieur le comte s’est décidé, afin d’honorer ses dettes et de maintenir son train de vie, à conclure un mariage d’intérêt avec Marcelle Rabourdet, une jeune bourgeoise. Son titre et ses relations – utiles à un beau-père aspirant à la députation et à la conquête de maîtresses dans la bonne société – contre une dot, des biens immobiliers et une épouse, naïve et pieuse. Souffrant d’avoir été éconduite, Juliette exige de Robert qu’il lui trouve un mari en moins d’un mois. Le futur époux sera Etienne Moriceau, un héritier à la fortune familiale basée au Brésil, au tempérament sincère et entier, dont le seul défaut est d’être jaloux. La célébration des deux unions pare Juliette d’un nouvel attrait, celui de l’interdit, auquel Robert ne peut résister.

Autour de ce quatuor gravitent les parents Rabourdet, Lucette Bassou, une servante battue par un mari alcoolique et jaloux, Pierre Fromont, un peintre satisfait de son bonheur en union libre qui refuse obstinément d’épouser sa compagne, et Cora Dercourt, l’amie féministe de Marcelle.

Anticléricale et socialiste

Quand Marie-Louise Gagneur publie les Forçats du mariage, à partir du 7 août 1869 dans le Figaro, elle n’est guère une inconnue. Sociétaire de la Société des gens de lettres depuis 1864, elle est l’autrice de plusieurs feuilletons, dont la Croisade noire, roman anticlérical soutenu par les libres penseurs et dénigré par la presse réactionnaire, qui, mis à l’index et expulsé des bibliothèques scolaires, connaît pourtant un large succès populaire.

Elevée dans le milieu fouriériste, notamment au phalanstère de Cîteaux, elle a poursuivi son éducation chez les Compagnes de Jésus, expérience qui a fait naître l’anticléricalisme profond qui imprègne toute son œuvre. Aussi, elle milite en faveur de l’instruction laïque, combat qui rejoint son engagement féministe.

Mariée, Marie-Louise l’a été. A Waldimir Gagneur, journaliste, futur député du Jura, qui, dans les années 1830, initie sa mère, Césarine Mignerot, au fouriérisme. C’est par son esprit que la jeune femme attire l’attention de cet homme de lettres de vingt-cinq ans son aîné, à la suite d’un opuscule sur le paupérisme londonien. Loin de prendre ombrage de ses ambitions, Wladimir Gagneur soutient son épouse dans sa démarche littéraire et ses divers engagements.

Lire l’épisode précédent

Marie-Louise Gagneur conçoit le roman comme un moyen de diffuser ses idées et un vecteur d’émancipation. On retrouve l’influence fouriériste depuis ses premières œuvres (Une expiation, 1859) jusqu’à son dernier texte, le Droit au bonheur (1901). Républicaine et socialiste, elle met sa plume au service de la défense des plus faibles : les ouvriers et paysans (Jean Caboche à ses amis les paysans, 1871) ou les enfants naturels (les Crimes de l’amour, 1874). Son pacifisme est manifeste dans Chair à canon (1872).

Libération des femmes par le travail

Mais le combat qui marque l’œuvre de cette autrice engagée est celui en faveur des droits des femmes. Elle participe aux réunions du Vauxhall sur le travail des femmes (1868), collabore à la revue le Droit des femmes et à la collection la Bibliothèque démocratique de Victor Poupin. En 1891, elle plaide dans une lettre adressée à Jules Claretie, chancelier de l’Académie française, pour la féminisation des noms de métiers. Lue en séance le 23 juillet, sa requête reçoit un accueil défavorable de la part des Immortels. Certains font publier, quelques jours plus tard, leurs arguments dans le Matin, à la suite de quoi, Marie-Louise Gagneur exerce son droit de réponse dans une lettre parue dans le numéro du 13 août.

Elle milite au cœur même des intrigues de ses romans. Dans Une femme hors-Ligne (1862), l’héroïne, instruite, libre d’action et de pensée, défie les convenances en souhaitant connaître son futur époux avant le mariage afin d’être sûre de son choix. Le Calvaire des femmes (1867) et sa suite les Réprouvées (1867) pointent l’exploitation et la misère des femmes de classes laborieuses. Marie-Louise Gagneur y prône aussi l’éducation, l’autonomie, l’indépendance et la libération des femmes par le travail. Son vœu est qu’elles soient libres de toute tutelle et disposent pleinement de l’argent qu’elles gagnent. Les Droits du mari (1876) dénonce l’assassinat des épouses adultères. Et dans les Vierges russes (1880), les héroïnes rêvent à une société où l’égalité en droits et en salaire entre les hommes et les femmes serait parfaite.

Dans les Forçats du mariage, et plus tard dans le Divorce (1872), Marie-Louise Gagneur accuse l’indissolubilité du mariage d’être responsable du malheur d’êtres mal mariés et surtout de divers maux de la société, dont les violences conjugales et le meurtre de femmes. Les deux romans sont accompagnés de péritextes dans lesquels l’autrice expose son point de vue et ses arguments se retrouvent aussi dans la bouche d’une des protagonistes des Forçats du mariage : Cora Dercourt.

Heureuse en mariage avec un homme de plus de vingt ans son aîné, l’amie de Marcelle est féministe. Au cours d’une soirée, elle fait part de son avis sur le mariage, simple convention sociale à ses yeux. L’indissolubilité des liens est contre nature, impose l’obéissance passive de l’épouse et engendre le malheur. Aux mensonges de l’adultère, elle préfère la liberté de rompre, qu’elle conçoit comme clé du bonheur conjugal et ajoute que le divorce est le garant du mariage. Elle évoque aussi la question de l’autonomie financière et accuse le système éducatif et la société de brider l’autonomie féminine.

Engagements très actuels

L’autrice verra, de son vivant, la promulgation de la loi Naquet du 27 juillet 1884 qui légalise le divorce pour faute. Il faudra néanmoins attendre plus d’un siècle après la publication des Forçats du mariage pour que soit votée la loi Veil du 11 juillet 1975 autorisant le divorce par consentement mutuel.

Feuilletoniste populaire, autrice d’une vingtaine d’ouvrages dont certains connurent de son vivant de nombreuses rééditions et des traductions dans plusieurs langues, Marie-Louise Gagneur était aussi reconnue par le milieu littéraire. Elle est une des rares femmes figurant dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse (1866-1877) et présentes à la une de la revue les Hommes d’aujourd’hui (1882). Nommée chevalière de la légion d’honneur en 1901, avant de mourir en 1902, elle reste aujourd’hui méconnue alors que les thèmes de son œuvre et ses engagements font écho à notre actualité : défense des droits des femmes et des enfants, égalité de salaire, féminisation des noms de métiers, dénonciation des féminicides…