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Littérature

«Les Effinger», roman fleuve à Berlin

Dans sa saga, l’autrice Gabriele Tergit (1894-1982) suit quatre générations de juifs allemands et fait ressurgir un monde disparu.
Gabriele Tergit en 1928. (Jens Brüning)
publié le 24 novembre 2023 à 12h46

«La poudreuse est bonne ?» interroge Lotte, l’un des personnages principaux de Gabriele Tergit. La jeune Berlinoise, une comédienne, a pris le premier train pour les montagnes tchèques. On est début 1933. A l’hôtel, on danse. Tea for two passe à la radio. A la connaissance qui l’apostrophe «– Ah, madame Oppen, Quel plaisir ! Les sports d’hiver, vous aussi ?» , elle n’ose dire qu’elle est en fuite ; «Ce n’était pas une réponse convenable.» Quelques heures auparavant elle a été chassée parce que juive, du théâtre où elle travaillait. Un collègue l’a prévenue, lui a conseillé de franchir le plus vite possible la frontière, le conseil national-socialiste de l’établissement a fait appeler un commando. «Vous allez être arrêtée sous peu – autrement dit : battue à mort.»

Cette situation, l’autrice des Effinger, une saga berlinoise l’a connue ou presque. Dans Février 33. l’hiver de la littérature d’Uwe Wittstock, le nom de Gabriele Tergit apparaissait à plusieurs reprises. L’auteur allemand racontait comment la SA avait débarqué au domicile de cette dernière le 5 mars 1933, réclamé qu’elle ouvre. Le mari avait fait blinder la porte et la romancière et célèbre chroniqueuse judiciaire avait eu le temps de téléphoner au chef de la police politique et échapper ainsi à une arrestation. Le même jour, elle remplissait une valise et partait pour les monts des Géants tchèques et un exil de quinze ans.

Fabrique d’automobiles cotée en Bourse

Les Effinger, gros roman de 900 pages, est une fiction, mais l’autrice l’a nourrie de son histoire familiale. Née Elise Hirschmann, elle appartenait à une lignée qui comme le Paul Effinger du roman se lança dans les affaires, le développement d’une fabrique d’automobiles cotée en Bourse. Et les maisons à la splendeur proustienne du livre, dans le quartier de Tiergarten, ressemblent fort à celles qu’elle fréquenta enfant puis jeune épouse. Cette saga d’un monde disparu, celui des juifs berlinois assimilés, couvre une large période : de 1878 à 1948. Quatre générations de personnages y apparaissent, sujets de trois empereurs, frappés par les grands événements historiques : les crises économiques, la guerre de 14-18, la grippe espagnole, la montée du nazisme.

Parents et enfants s’y affrontent, argumentent et on balaye ainsi un beau panorama des courants de pensée, de la période de Bismarck à celle plus babylonienne de la République de Weimar. Les idées féministes, socialistes, sionistes pénètrent à l’intérieur de ce solide et cossu corps familial par le biais des voix les plus jeunes. On débat notamment lors des fêtes familiales. Marianne (troisième génération) est la plus perméable aux idées nouvelles. Plutôt que de se marier elle préfère se consacrer aux affaires sociales, cela n’empêchera pas son limogeage, par les nazis, de son poste de fonctionnaire.

La maison à colombages du grand-père horloger

Gabriele Tergit campe une foule de figures, sur le modèle des Buddenbrook de Thomas Mann. Les principales sont Lotte, son père Paul Effinger, l’entreprenant capitaine d’industrie et le grand-oncle Waldemar Goldschmidt, un intellectuel spécialiste du droit, conscience éclairée de cette époque chaotique. La romancière change les points de vue, passe d’histoires graves à d’autres plus futiles. Dans ce monde élégant, il est aussi question d’aménagements de maisons, de constitutions de menus pantagruéliques, d’acquisition de chapeaux et de coquetteries sentimentales. C’est là le propre d’une saga et elle ne le serait pas si elle restait cantonnée au puritanisme prussien de l’arrière-grand-mère Selma.

Un autre décor fait contrepoint à ces fastes urbains. Les frères Effinger, Paul et Karl, alliés par mariages aux très distingués Oppner-Goldschmidt de Berlin, sont en fait les enfants d’un homme beaucoup plus simple, un horloger du sud de l’Allemagne. Là le lien à la tradition juive est plus fort, plus intime. Dans sa postface, Nicole Henneberg rappelle que les ancêtres maternels de Gabriele Tergit venaient de la région d’Augsbourg et qu’en dépeignant la maison à colombages avec l’atelier d’horlogerie du père Effinger, «elle érige à ses grands-parents un mémorial d’une grande portée symbolique». La valeur de ce livre tient beaucoup à sa dimension de témoignage. La romancière avait commencé à l’écrire en 1932, elle le continua en exil, en Palestine puis à Londres, elle eut des difficultés à le faire publier après la guerre. La postface reproduit des lignes qu’elle écrivit en 1948 : «Ce que je souhaiterais, c’est que tous les juifs allemands disent : “Oui, c’est ainsi que nous étions, c’est ainsi que nous avons vécu entre 1878 et 1939” et qu’ils mettent le livre entre les mains de leurs enfants en disant : “Pour que vous sachiez comment c’était.”»

Gabriele Tergit, les Effinger. Une saga berlinoise, traduit de l’allemand par Rose Labourie, postface de Nicole Henneberg, Christian Bourgois éditeur, 944 pp., 30 € (ebook : 22,99 €).