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Lundi poésie

«Les Femmes qui me détestent» de Dorothy Allison, goulue et approuvée

Noémie Grunenwald traduit en français le premier recueil de poèmes de l’autrice américaine, paru à l’origine en 1983 et où explosaient déjà sa langue et ses thèmes de prédilection.
Dorothy Allison. (Ulf Andersen/Effets Libération. Aurimages. AFP)
publié le 18 mars 2024 à 13h03
(mis à jour le 15 mai 2024 à 21h17)

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Ça vous explose entre les doigts. Comme un beignet ouvert en deux laissant dégouliner son contenu ou un fruit tellement mûr que l’on passe à travers. Il y a à peine le temps de respirer que Dorothy Allison nous fourre quelque chose dans la bouche, exemple, dès la première page, ces scones au babeurre que l’on avait déjà imaginés se décomposer sous notre langue deux ans en arrière, quand on dévorait littéralement Trash, ses «vilaines histoires et filles coriaces» publiées chez Cambourakis.

Cette fois encore, c’est la géniale traductrice militante Noémie Grunenwald qui est à la manœuvre (à qui l’on doit également des traductions de bell hooks, Silvia Federici ou Sara Ahmed et un livre, Sur les bouts de la langue, sur les enjeux féministes de sa discipline). Et l’objet que l’on a entre les mains n’est autre que le premier livre de Dorothy Allison, un recueil de poèmes paru en 1983 aux Etats-Unis et inédit en français jusqu’à cette publication par la petite maison d’édition queer Hystériques & AssociéEs.

Dans ces poèmes ciselés et profonds, on retrouve la matrice de tout ce que deviendra l’autrice, son humour, sa sensualité, sa force, sa manière de dire le désir, la violence, la lignée de femmes pas comme il faut, l’humiliation originelle d’une gamine white trash américaine – elle est née en 1949 en Caroline du Sud. Sa manière de dire aussi : «lesbienne», de le brandir fort comme bouclier contre les Femmes qui me détestent (c’est le titre du livre), celles qui haïssent à travers elle «l’insistance de leurs envies, le débordement de leurs désirs», celles dont fait même partie sa petite sœur «toute rose aux yeux bleus».

Les choses auraient sans doute été différentes si elle avait été autre, une femme mince aux joues creuses descendant la rue avec l’air mystérieux, au lieu d’une créature de jouissances, au lieu d’être toujours trop et de déborder partout. Mais Dorothy Allison aime et écrit goulûment, les femmes, la nourriture ou les souvenirs d’enfance. Elle fait de la poésie la bouche pleine. A pleines dents. C’est quelque chose que les femmes qui la détestent n’auront jamais.

Les Femmes qui me détestent de Dorothy Allison, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Noémie Grunenwald, éd. Hystériques & AssociéEs, 121 pp., 16 €.

L’extrait

Une enfant pâte

une enfant du Sud

mange des scones au babeurre

boit son thé à petites gorgées

coupe les gombos en rondelles

et trempe tout dans la sauce

Je fais frire mes patates avec des ognons

fais mijoter mes légumes avec du porc


Et je chevauche bien haut mon amante

sur le gras luisant de ses cuisses

là où s’arrondit son ventre au goût

doux de sel gemme sur une pastèque

mes dents percent comme le soleil

dans la lueur d’une morsure

et je lèche lentement telle

l’enfant pâte préférée de maman.