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Libération
Roman

«Les Heures heureuses», les marines de Pascal Quignard

Le cahier Livres de Libédossier
La question du temps prend une place centrale dans la suite du «Dernier Royaume».
Pascal Quignard. (Pascal Ito/Albin Michel)
par Cléa Provence
publié le 2 décembre 2023 à 15h09

Vers de poésie qui fleurissent entre les blocs de prose, souvenirs qui s’immiscent, faits historiques narrés (avec un goût prononcé pour le XVIIe siècle), pages d’essai presque cryptiques… les Heures heureuses, douzième tome de sa série «Dernier Royaume», déconcerte, par son aspect décousu mais aussi par la difficulté et l’obscurité, parfois, du texte («L’intervalle mort est le seul séjour des humains») et l’immensité d’un savoir qui intimide. Pour s’orienter au mieux entre ces pages, il faut voir en Pascal Quignard un auteur de la mémoire, qui la mobilise dans toute son intimité et son intellectualité, rendant son écriture complexe et référencée. Et la question du temps, thème central du livre, participe à cette expérimentation formelle que l’auteur articule autour de la mémoire.

La porosité des genres chez lui se comprend par la volonté de reproduire le mouvement de la pensée ; pour ce faire, il s’appuie sur l’association d’idées, introduisant ainsi de l’hétérogénéité (en atteste la succession du souvenir des derniers instants d’Emmanuèle Bernheim avec une critique acerbe et subjective du mois de novembre, mois des morts). Ce mouvement du retour est un élément signature de l’écrivain, qui se couple à sa vision de la mémoire : cette circularité, comme un ressac, est une propriété qu’il confère au temps dans les Heures heureuses, en en refusant la linéarité qu’on lui attribue habituellement.

«Comme si l’eau était de l’air»

L’eau est un élément clé de son œuvre, les Heures heureuses ne fait pas exception. Quand Quignard dérive dans ses souvenirs avec Emmanuèle Bernheim, c’est presque toujours un paysage marin qui affleure sur les pages ; et ses souvenirs deviennent tableaux, inspirés sans doute des vignettes du livre d’heures du duc de Berry qu’il lisait chez sa grand-mère quand il était plus jeune : «Elle se glissait à proprement parler dans l’océan. Elle rentrait impavidement dans l’eau glacée et toujours un peu venteuse de l’Atlantique bourrelée et immense. Comme si l’eau était de l’air.»

Ce thème de l’eau, de la mer, touche l’écrivain plus intimement qu’il n’y paraît : car lorsqu’il écrit que «[le] passé revient sans cesse sous la forme d’étranges vagues qui ne sont jamais semblables», c’est également de son geste d’écriture dont il parle. La mer, l’eau, sont dans le texte une image de la mémoire, du «ressac pur» qui ponctuent chaque page par des thèmes (la mort), des personnages historiques (La Rochefoucauld), des détails de souvenirs (les figues et le raisin) qui reviennent et qui repartent, qui se posent à peine plus longtemps dans l’esprit du lecteur que l’écume sur le sable et le guide, par ce retour sans fin de motifs, dans la mémoire quignardienne, vaste et abyssale.

Pascal Quignard, les Heures heureuses, «Dernier Royaume» t. 12, Albin Michel, 235 pp., 19,90 €.