En 2060, les citoyens et citoyennes de «l’Agglomération» sont connectés, dès l’enfance, à une intelligence artificielle (IA) nommée Gena : la somme de milliards d’algorithmes évolutifs, qui l’élèvent à un niveau de conscience inégalé. Gena est à la fois quasi-omnisciente et parfaitement bienveillante, démultipliée pour être entièrement dévouée à l’individu qu’elle accompagne, sa vie durant, telle une super conscience, et d’ailleurs omniprésente tant qu’on ne s’en déconnecte pas. Mais un jeune homme, Cas, s’est déconnecté. Il a pris la tangente organique, s’est volontairement éjecté hors du réseau et de toutes les gratifications qu’il offre… Comment Gena peut-elle expliquer ce geste ?
C’est l’angle rusé de ce premier roman efficace et souvent fin, adopter le point de vue de l’IA, narratrice surhumaine répondant aux questions des agents gouvernementaux, en quête de bugs ou d’explications. Car «qui a donc encore la patience de passer une seule journée sans garantie de satisfaction ?» La vie rêvée qu’offre Gena – care constant, suggestions de rencontres amicales ou amoureuses à très fort potentiel, d’activités et de divertissements réels ou virtuels en tout genre, conseils avisés et personnalisés à un degré atomique, et par-dessus tout, une intimité et une bienveillance indémêlables de l’amour le plus sincère – aurait-elle une faille, une alternative ?
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«Voilà qui était peu compatible avec sa capacité d’attention limitée, façonnée par une existence de gratifications instantanées et personnalisées.» Pourquoi Cas aurait-il eu besoin de faire des rencontres au hasard, ou pire : n’en faire aucune, quand Gena pouvait lui suggérer des profils par affinités et le mettre immédiatement en relation avec la personne de son choix. «Pourquoi se débattre dans les métaphores sans cesse répétées de l’Odyssée, quand on peut affronter soi-même le cyclope Polyphème, ou faire l’amour avec la nymphe Calypso sur la plage ?» Bref, pourquoi vouloir traiter seul une quelconque information quand on a Gena, «quelque chose de plus intelligent que nous» ?
Délivrer l’humanité «des voix qui nous chuchotent à l’oreille»
Mais en retraçant, pour les enquêteurs, les dernières semaines connectées de Cas, l’IA elle-même se prend à douter. «Avec notre attention inconditionnelle et notre patience infinie, nous avons peut-être mis la barre trop haut, au point qu’ils ne peuvent qu’être déçus par leurs pairs. […] Atteindre l’objectif ultime de l’émancipation coïncide trop souvent avec le début de l’insatisfaction.» L’IA surchauffe.
Cas, en vérité, a croisé le chemin des «Imparfaits», groupuscule dissident, faction zéro réseau, qui tente de délivrer l’humanité «des voix qui nous chuchotent à l’oreille» : «Un code. Voilà ce que vous êtes, rien de plus qu’un code. Un code qu’ils ont depuis longtemps déchiffré, intégré à leur système, converti en conseils, en mesures, en slogans lénifiants.» Cas sera-t-il enfin comblé par ce retour aux sources et aux signaux faibles ? Ou retournera-t-il dans le giron sidérant de Gena ? «Leader et serviteur à la fois, voilà ce qu’ils attendaient de nous, tout un art qu’aucun être humain ne saurait maîtriser […]. Voilà pourquoi nous existons, sans liens, sans corps, dépouillés de tout désir et de tout besoin, l’état de sublime conscience qu’ils recherchent eux-mêmes en vain depuis des siècles.»