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Fières de lettres

Les mille et une vies de Lucie Delarue-Mardrus

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, la poétesse voyageuse qui revendiquait son désir et son indépendance.
Portrait de Lucie Delarue-Mardrus par Nadar. (Nadar/Gallica. BNF)
par Coralie Philibert, Bibliothèque nationale de France
publié le 16 août 2022 à 17h15

Dans la lignée des écrivains normands, Flaubert et Maupassant, l’on trouve Lucie Delarue-Mardrus, née à Honfleur en 1874 dans une famille bourgeoise. Autrice prolifique, voyageuse insatiable au côté de son époux orientaliste, celle qui vécut longtemps dans l’ombre de la Comtesse de Noailles nous offre en héritage un incroyable souffle de liberté. «Cri de douleur ou d’extase» élevé à «la dignité de la musique», son œuvre témoigne d’un «tourment de vivre», «d’un désespoir devant tout ce qui borne l’horizon humain».

«Rêves poétiques, appels à l’amour et étude solitaire» rythment ses premières années et très tôt l’écriture paraît essentielle. Face au couperet cinglant de l’académicien François Coppée – «Moi, je vous conseillerais plutôt de coudre, de faire du ménage… enfin de vous occuper d’autre chose» – sa détermination est tenace. «Non, je ne coudrais pas, non, je ne ferais pas le ménage !» se jure-t-elle. Et la jeune fille de s’astreindre alors à une étude approfondie de la littérature, de la philosophie et de la grammaire.

Refusant la main de Philippe Pétain, elle épouse le docteur Joseph-Charles Mardrus, grand traducteur des Mille et Une Nuits, publiant à la Revue Blanche. Grâce à lui, elle publie ses premiers recueils, Occident et Ferveur, en 1901 et 1902. La critique est acerbe. Ce sont pourtant ces vers qui, par leur ode à la vie sensitive, par leur lyrisme naïf, resteront dans les annales : «L’odeur de mon pays était dans une pomme…»

«Jamais n’est venu le jour où j’ai cessé d’être affamée»

Après avoir fréquenté le milieu mondain et intellectuel parisien, le couple met les voiles pour l’Orient en 1904. Commence alors un long périple à la découverte du Maghreb et du Moyen-Orient. Chaque rencontre, chaque découverte est l’occasion d’un poème. «Aux quittés», elle offre ces alexandrins : «Je m’en irai bien loin des villes où vous êtes, /Sans au revoir et sans adieu. Je m’en irai […] J’aimerai ce pays qui n’est pas mon pays, /Je le posséderai dans des mains musulmanes.» Ses recueils suivants, la Figure de proue, Par vents et marées et Souffles de tempête témoignent d’un appétit de vivre et de dévorer le monde : «Jamais n’est venu le jour /où j’ai cessé d’être affamée.» La ferveur des derviches tourneurs rencontrés à Istanbul trouve ainsi un écho à sa fougue : «Ils tournent ! Je te vois, cercle passionné, /Et je te sens, spasme de l’âme ! /Au grand rythme muet de ces jupes de femme /Tout mon être aussi veut tourner.»

Le public parisien lit le récit de ses voyages sous forme d’interview dans le Matin et ses «lettres d’Orient», parfois ponctués de poèmes, dans Gil Blas. Mise à l’honneur dans la Revue illustrée et dans la Vie heureuse en compagnie du général Lyautey, «la Princesse Amande», ainsi qu’on la surnomme alors, auréolée de féerie exotique et de romanesque, héroïne d’un conte de Shéhérazade, acquiert une notoriété tant mondaine que littéraire.

Pétrie de culture orientale, maîtrisant parfaitement l’arabe, elle tirera de ses voyages non seulement des romans, restituant les montagnes et les forêts de chênes-lièges de la Kroumirie dans la Monnaie de singe, mais aussi des conférences sur les harems et les mœurs des femmes arabes.

Ses poèmes, intimement personnels, se font l’écho d’un tiraillement entre l’irrépressible désir de départ, la quête éperdue d’horizons nouveaux, et le besoin d’un retour salvateur à la terre natale : «J’ai voulu le destin des figures de proue /Qui tôt quittent le port et qui reviennent tard», confie-t-elle, avant d’écrire son très beau «Dialogue du retour». A sa «Normandie herbagère, éclatante et mouillée», elle déclarera en effet souvent son amour.

«Je m’enivre de ma stérilité qui saigne lentement»

En 1906, Catulle Mendès, directeur du Journal, lui propose de s’essayer à l’écriture de contes. Peuplés de spectres et de cadavres, ses textes surnaturels souvent morbides – l’Invitation à la mort, la Funèbre maternité – sont dans la veine de ceux de Poe, auteur qu’elle traduira et illustrera au pastel, et les lecteurs se désabonnent en masse. Le Journal publie néanmoins Marie, fille mère en 1908, dont l’histoire tragique rencontre un grand succès populaire. Dès ses premiers recueils, les rapports hommes-femmes, la revendication d’indépendance et de désir ne cessent de la préoccuper. Sous forme de confidence, «Pour les plus jeunes», ou de déclaration d’amour, «Femmes», sa verve s’inscrit souvent dans une dénonciation de la condition féminine en proie au «désir brutal comme une trique» d’une masculinité violente. Elle-même s’émancipe d’un certain conformisme social, refuse la maternité – «Je m’enivre de ma stérilité qui saigne lentement», dit-elle – et a une liaison avec Natalie Barney, dont Nos amours secrètes sont le témoignage.

«Mes vers sont restés presque dans l’ombre» regrette-t-elle dans ses Mémoires, «et c’était dans mes vers que je donnais vraiment mon âme. Car ma poésie seule m’explique et me justifie». Plus que dans sa versification somme toute classique, c’est dans sa prose romanesque que l’on goûte son souffle poétique. Il n’y a qu’à lire les premières pages de l’Ex-Voto. Avec ce roman, nous pénétrons dans un monde fait de claques à répétition sur les joues des gamins, d’ivrognerie des hommes du port, de misère ambiante. Elle y campe un impressionnant personnage féminin sous les traits de la «révoltée, cabrée, vindicative» Ludivine Bucaille, gamine normande de 14 ans, dont le récit est mené tambour battant au rythme de ses luttes. «Inconsciente descendante des reines de mer ancestrales», celle-ci se transforme, par amour pour un orphelin qu’elle oblige ses parents à recueillir, en «une petite force de la nature née pour le commandement». Bel exemple de juste mesure entre un naturalisme hérité des romans à la Zola et un romantisme poétique, ce roman d’amour à suspens, qu’elle dédicace «aux pêqueux de Honfleur», est également une ode à sa terre natale, la Normandie.