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A quoi pourrait ressembler l’exercice du selfie appliqué à la poésie ? C’est à une démarche très formaliste, presque oulipienne, que s’est attelée Anne Portugal pour composer son nouveau livre. Deux textes par double page : celui de gauche, un dizain, décrit et analyse nos pratiques, devenues quasi quotidiennes, de l’autoportrait au téléphone («l’artifice permet /de préparer le printemps /supplément de jaunes imprévus»). Celui de la page de droite est la tentative d’inventer une version poétique du selfie. Dans un cadre, un titre surplombe deux colonnes. Certains vers courent sur toute la largeur du texte.
Le poème peut se lire d’au moins deux façons : verticalement, d’abord, en lisant colonne après colonne. Dans le texte ci-dessus, cela donne : «nous demeurons effectivement dans une chicane /vous êtes à des degrés /divers trop de la balle /celle de la brochure /un trait dessus /mouvement debout /sur le trampoline /moulin des bras /nous demeurons affectivement dans une chicane /nous demeurons effectivement dans une chicane /et si j’ajoute records /la détaillant on joue /à tirer sur cette idée /sa banderole /toujours vous sautez /j’apporte l’eau à votre /à vous à vol d’oiseau /nous demeurons affectivement dans une chicane».
Mais la disposition invite également à une lecture horizontale. Ici : «nous demeurons effectivement dans une chicane /vous êtes à des degrés et si j’ajoute records /divers trop de la balle la détaillant on joue /etc.» Anne Portugal ne donne aucune préférence entre les deux façons de promener son œil dans le poème-image, jouant au contraire avec la potentialité des lectures.
Ajoutons-en une troisième, qui serait celle de regarder le blanc formé par les colonnes, au cœur de chacun des cadres. Une forme non définie qui serait comme une trace en négatif, celle, peut-être, de la poète elle-même.
Car nulle confession ici. Contrairement aux selfies publiés en rafale sur Instagram, Anne Portugal n’est pas exactement le sujet de son instantané. Non, ce qu’elle met en scène, c’est une relation, le plus souvent avec des amis. Pas d’autoportrait donc, mais plutôt une série d’impressions infimes, de focus sur des gestes, qui sont les échos d’un dialogue qu’on imagine continu avec les autres protagonistes du texte. Ses poèmes s’intitulent «à marseille avec jean-jacques», «à la napoule avec pascalle», «en terrasse avec vincent», sans oublier les séries sur «pierre» et «john».
Le livre s’appelle S&lfie et c’est dans l’esperluette qu’il faut voir sa clé : car la poète fait, la plupart du temps, des poèmes avec. Si portraits il y a, ce sont ceux de liens, et dont la poésie serait l’un des vecteurs. Non pas le recueil d’une autrice qui se regarde, mais un livre sur l’amitié.