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Chronique «Fières de lettres»

Louise Colet, ni muse ni bas-bleu

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Lui», de Louise Colet, paru en 1859.
Monographie imprimée de Louise Colet, éditée par Madeleine Cottin et Jacques Suffel, présentée lors de l'exposition «Gustave Flaubert et Madame Bovary» à la Bibliothèque nationale de France, du 19 décembre 1957 au 28 février 1958.
par Christine Genin, pour la Bibliothèque nationale de France
publié le 4 février 2021 à 15h21

Louise Colet illustre bien la triste condition des femmes qui se mêlent d’écrire au XIXe siècle. Poète, romancière, dramaturge, autrice de biographies et de récits de voyage, elle obtient des succès d’édition, des prix prestigieux et reçoit des hommages des plus grands, comme Victor Hugo. Mais tout au long de sa vie et de sa carrière, cette passionnée se heurte à des représentations sociales qui l’entravent. Parce qu’elle a des liaisons avec des écrivains, on la cantonne dans un rôle de muse et de bas-bleu arriviste. Et la plupart de ses confrères masculins l’enferment dans une littérature féminine qu’ils conçoivent comme mineure, selon des critères établis par leurs soins.

Louise Révoil de Servannes est née à Aix-en-Provence le 15 septembre 1810. A 25 ans, elle épouse le musicien Hippolyte Colet et le suit à Paris. Elle multiplie les démarches pour faire démarrer sa carrière d’écrivaine et publie un an plus tard son premier recueil. Elle est belle et a du succès, tient salon et fréquente la plupart les écrivains de son temps. Un incident met en évidence son caractère enflammé : lorsqu’en 1840 Alphonse Karr attribue la paternité de sa fille Henriette à son amant Victor Cousin dans un article intitulé «Une piqûre de Cousin», elle lui plante un couteau de cuisine dans le dos. En juillet 1846, Louise Colet rencontre Gustave Flaubert dans l’atelier de Pradier pour qui elle pose. Il a 25 ans, elle en a 35, elle est célèbre alors que lui n’a encore rien publié. Mais, après lui avoir accordé quelques nuits passionnées, l’ermite de Croisset n’a de cesse de multiplier les obstacles à leurs rencontres pour se consacrer à l’écriture.


Louise quitte son mari en 1847 et refuse, après sa mort en 1851, de se remarier. Sa production est inégale car elle doit écrire vite et accepter des commandes pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille. Ses mémentos racontent la façon dont elle doit se débattre, de flagorneries en humiliations, pour rester indépendante, soutenir sa réputation et tenter d’être reconnue par le monde masculin des lettres. C’est aussi une femme engagée, féministe, républicaine, fouriériste et anticléricale ; elle soutient la révolution de 1848, l’Italie naissante, la Commune. Elle termine sa vie dans la misère, le 8 mars 1876, oubliée par ceux qui, trente ans plus tôt, fréquentaient assidûment son salon et recherchaient ses faveurs.

Autofiction avant l’heure

En 1859, George Sand vient de publier Elle et Lui, récit romancé de ses amours avec Alfred de Musset, mort en 1857, où elle se donne le beau rôle. Blessé par la façon dont elle présente son frère, Paul de Musset lui répond dans Lui et Elle. Louise Colet ajoute sa pierre à la polémique produite par ces deux ouvrages : Lui, roman contemporain, paraît en feuilleton dans le Messager de Paris, du 23 août au 16 septembre 1859, puis en volume en 1860. Avec Une histoire de soldat (1856), elle a déjà ouvert les portes d’une littérature mêlant inspiration romantique et règlement de comptes, que l’on peut qualifier d’autofiction avant l’heure. Elle y oppose l’amour sincère des gens simples à l’égoïsme et aux mensonges de Léonce, caricature de Flaubert. Dans Lui, elle relate en les romançant ses amours de l’été 1852. Alfred de Musset y figure sous le nom d’Albert de Lincel, poète de génie malade et alcoolique. On retrouve aussi Flaubert. Toujours sous le nom de Léonce, il brille par son absence et n’apparaît que par ses lettres : «L’autre, là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l’analyse éternelle de lui-même, il n’aimait point ; l’amour n’était pour lui qu’une dissertation, qu’une lettre morte

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Le roman comporte de multiples récits enchâssés, dont le plus long (dix chapitres) est le récit par le poète de sa désastreuse liaison avec Antonia Black (alias George Sand). L’évocation de ces amours diverses permet à la romancière de se livrer à des analyses psychologiques sur les besoins intellectuels et sensuels des hommes et des femmes, et les incompatibilités qui en résultent. Elle exalte la sexualité des femmes et pointe la difficulté des hommes à accepter les femmes intelligentes : «Elles nous pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt que quelque conflit s’engage, notre orgueil brutal d’homme habitué à la domination s’indigne de leur hardiesse.» Le roman démontre aussi que plusieurs hommes sont nécessaires pour combler une femme : Lui, de fait, est plusieurs, qui composent un «lui idéal».

Entre les deux hommes, la rivalité est aussi littéraire. Ils personnifient deux postures auctoriales : d’un côté le lourd labeur de la prose réaliste, de l’autre l’inspiration de la poésie romantique. L’autrice place malicieusement dans la bouche d’Albert une critique du travail de Léonce et de son «monstrueux orgueil» : «Soyez certaine que le livre de votre amant, dont il est en mal d’enfant depuis quarante-huit mois, sera une lourde et flagrante compilation de Balzac Flaubert enrage, tout en feignant d’en rire («Voilà ce que c’est que d’avoir coïté avec des Muses 12 nov. 1859) et fait tout son possible pour minimiser l’œuvre de celle qu’il a aimé. Le roman rencontre un grand succès (cinq réimpressions en quatre ans), mais au prix d’un scandale qui vaut à son autrice la suppression de sa pension littéraire. Dans la préface qu’elle ajoute au roman, elle écrit «on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, […] quoique deux romans, du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux […] concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes».

Une œuvre féministe et féminine

Dans un XIXe siècle profondément misogyne, l’engagement de Louise Colet pour la cause féminine est constant. Elle revendique ce que nous nommons aujourd’hui sororité : «Je veux réunir […] toutes ces sœurs en douleur et en misère, et leur faire comprendre ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, ce qu’il faut exiger… pour qu’elles ne soient pas éternellement des machines à plaisir et à reproduction de l’espèce (21 mai 1850). On a pu lui reprocher de souvent poser les femmes en victimes en versant dans la lamentation élégiaque : «Femme ! en est-il d’heureuses ici-bas ? /Oh ! qui de nous dirait oui dans son âme Mais elle publie aussi d’intéressantes vies de femmes : «N’est-ce pas aux femmes qui tiennent une plume à revendiquer ces touchantes et nobles mémoires trop souvent méconnues de la postérité (Mme du Châtelet).


Les reproches faits à l’écriture de Louise Colet sont souvent des procès d’intention faits à son sexe. Le monde masculin des lettres pointe dans la littérature féminine le manque (d’objectivité, de métaphysique, de composition) et surtout l’excès (trop de phrases, de sensiblerie, de pathos, de vie privée). La littérature féminine déborde, elle est du côté liquide, dévalorisée par rapport à la virilité phallique de la vraie littérature : «On n’écrit pas avec son cœur mais avec sa tête», assène Flaubert (25 août 1852). Face à ces reproches, Louise Colet adopte une posture inattendue. Elle campe sur ses positions et relève le défi : plutôt que de chercher à s’amender, elle accentue le trait et écrit au plus près de la vérité des sentiments et des émotions, en refusant de tenir son expérience à distance. Elle revendique haut et fort cette écriture féminine qu’ils n’ont de cesse de stigmatiser et le droit d’être reconnue en tant que femme et écrivaine. Elle ne prend pas, comme d’autres, un pseudo masculin, et entend prouver qu’il existe une autre voie que celle du masculin tout puissant.

Louise Colet n’est ni la «muse turbulente» ni «le bas-bleu rouge» que Barbey d’Aurevilly l’accuse d’être, mais une écrivaine libre et paradoxale. Féministe, tout en revendiquant une écriture féminine, elle est par bien des aspects très moderne.