Ils sont rares, les livres qui mettent en œuvre une forme nouvelle. Jusqu’à très loin est de ceux-là. Romain Fustier y invente ce qu’on pourrait appeler un instantané, voire une carte postale : rectangle de texte sur la page, en dix lignes justifiées, sans ponctuation ni aucune majuscule mais dont les propositions sont séparées par des tirets.
Quant au fond, il s’agit de notations adressées à une femme, le journal pointilliste d’une vie avec elle. «l’amandier en fleur tu me le montres au loin – près /de l’ancienne vigne de ton grand-père elle n’existe /plus – a été déplacée tu expliques». Au fil des 136 strophes, le recueil mêle le déroulement de l’amour aux bribes de souvenirs, et notamment ceux de voyages. Jusqu’à très loin donne ainsi l’impression d’un travelling qui glisse dans la succession des jours autant qu’au milieu des paysages traversés, dans les sensations que dans l’attachement à la femme aimée. «parmi tout ce qui m’entoure je te découvre», dit la dernière strophe.
Le précédent «Lundi poésie»
Voici trois extraits du livre :
cette gare au bout du monde l’impression d’être
très loin ici – nous attendons sur le quai quelques
secondes plus tard montons dans le train express
régional – traversons des étangs les rails bordés
de salines – j’en rêvais tu avoues – te parfumes
t’épiles les sourcils – ta petite glace le large tout
près – qu’il faut être belle tu ajoutes – comme est
beau le paysage billet à composter – tarif normal les
langues de sable derrière la vitre – qui claquent sur
l’horizon l’eau turquoise – elle scintille sur-scintille
[…]
as-tu vu le gel douche son nom – instant boisé tu
m’apprends – que tu as pris pour l’automne tu ajoutes
– et tout se confond s’enchevêtre en moi – toi qui te
baignes la promenade d’avant-hier dans le bois – cette
mousse parfumée sur ta peau l’au-delà de la route
où nous sommes passés – le sentier qui domine le
ruisseau des serpents bourgeon de peuplier protecteur
– sans savon le layon qui s’élève le long du grillage –
balisage le suivre bien tu – mes phrases désorganises
– peaux sèches et sensibles reconstruis les saisons
[…]
le rosier il part dans le ciel – tu avances tu
interprètes – depuis la table du petit-déjeuner nous
le considérons attentivement – nous absorbons dans
sa contemplation il grimpe sur la cabane – porte des
roses sa blancheur vu d’ici – ses épines ses épines –
que nous ne distinguons pas les nuages vers lesquels il
s’étend – à travers la porte-fenêtre quelque chose d’un
peu mièvre – c’est seulement du sentiment qui éclaire
le matin ça fait du bien – cet arbrisseau qui ouvre
sa chemise tu m’éblouis rien qu’en m’en parlant