Tout est noir en dehors et tout est noir en dedans. Prenez une profonde inspiration avant de plonger dans Ancestrale, recueil de très beaux poèmes de l’Italienne Goliarda Sapienza (1924-1996), où l’art de la joie n’a pas vraiment sa place. La mort est partout, elle s’étale sur les visages, «là où le sang se coagule /en nœuds cartonneux de peine», sur les murs, quand «les miroirs se fissurent». L’autrice converse avec, la rejette ou l’invite. S’en accommode. «La mort à l’arrivée à l’autre bout /de la route invisible t’attend /entre l’enseigne du bar et le papetier» ; «c’était écrit /ta vie /au bord de la mer /ma mort /au fond du puits». Tout est noir, tout sauf peut-être la lune, même si elle n’éclaire que désolation. «La lune ment /la langue entre les dents /elle saigne», «d’elle j’ai appris que les morts /ont soif», «elle accouchait de lapins de rats de scorpions».
C’est ce qui nous a le plus saisie, mais ce n’est pas vrai qu’il n’y a que la mort, il y a aussi l’érotisme, la douceur d’un sein, la mélancolie, la liberté, l’amour. On navigue entre des poèmes sans début ni fin, sans titre souvent. Il y a de quoi picorer, du court, du long, des textes à l’os parfois, qui se font haïkus ou se déploient, denses et puissants. «Cette meute viendra te mordre si tu tombes /et chienne tu seras seule montrée du doigt.» On en citerait mille, des bribes à coller façon cadavre exquis. Ce sont là les mots de Goliarda Sapienza, ou en tout cas leur «transposition» de l’italien par Nathalie Castagné, qui préfère ce terme à celui de traduction et revendique «une approche sensible de ces textes, privilégiant le rythme et le sens à une traduction mot à mot», selon les mots de l’éditeur en préambule de l’ouvrage, seule façon de ne pas dénaturer cette poésie «faite de fulgurances». Avec cette édition bilingue d’un recueil de poèmes écrits dans les années 50 et longtemps rejetés par les éditeurs italiens (avec une constance dans le désintérêt «qui demeure un mystère»), les éditions le Tripode continuent leur entreprise de publication des œuvres complètes de l’Italienne.
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«E non ci furono più giorni né notti» – «et il n’y eut plus de jours ni de nuit». Voici l’un des poèmes du livre, dans lequel Goliarda Sapienza pleure une mystérieuse Nica, tuée pendant la Seconde Guerre mondiale.
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A Nica, morte dans le bombardement de Catane d’avril 1942
Et il n’y eut plus de jours ni de nuit
rien qu’un linceul usé, un effarement
de la lumière écrasée contre les murs
rares murs tels des dents cariées
entre les lèvres convulsées de la terre.
Et il n’y eut plus d’aube ou de couchants
Seulement des oiseaux comme des châles noirs armés de seins
dans le feu des moteurs.
Et il n’y eut plus d’arbres, d’ombres
ni vieux ni gamins ni tout-petits
rien que des corps dénudés sans tête
dans la pluie de cendres et de cris.
Et il n’y eut plus de rues ni de maisons
rien que places, déserts, dunes fumantes
tombes fermées sur vivants et mourants.
Et l’on vit des rats ensauvagés
ronger frénétiquement les mains
d’un soldat assis endormi
contre le poteau déraciné du lampadaire
qu’autrefois tu contournais
pour entrer dans le pauvre rez-de-chaussée parfumé
de potage brûlant et de lessive.
L’odeur de ce rez-de-chaussée te troublait
m’as-tu dit à voix basse derrière le pupitre
tu ne savais pas l’autre la douce odeur du sang
qui t’envahit les sens ce soir-là
cette odeur de fumée et de gravats
cette odeur de chair massacrée
qui te tua avant même l’explosion
dont vibrèrent les murs et la cour.
Nous poursuivait le cri dément
des sirènes d’alarme, sans trêve
nous incitant à fuir. Je ne te vis pas
franchir ce seuil, rien que le mouvement
dansant des tresses sur tes minces
épaules et l’éclair blanc
des cahiers tombés sur le pavé.
Et il n’y eut plus de jours ni de nuits
ni de voix ni de silences, plus rien que l’aboiement
de chiens et de moteurs
au milieu de la flambée de haine des fusées.
Et dans la lueur vacillante de cette colère
on vit des femmes muettes échevelées
aux paupières gonflées et sans cils
avancer en se tenant par la main.
Un sang chaud coulait sur leurs joues
chaudes larmes rouges tatouées.
Goliarda Sapienza, Ancestrale. Septième volume des œuvres complètes de l’autrice aux éditions le Tripode, 2021. 360 pages, 20 euros.
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