«Tu n’as pas embrassé mes lèvres muettes /Alors le chagrin en moi s’est embrasé. La chaise sur laquelle tu es assis, la cigarette à la main /M’a rappelé la couleur de ta chemise de l’autre nuit.» Feuilleter l’anthologie Littérature ouïghoure, poésie et prose, c’est rebondir d’un poème à une nouvelle, d’une comptine à un conte chevaleresque, d’un roman contemporain à une légende soufie, rarement ou jamais traduits jusqu’ici. Au Xinjiang (ou Turkestan oriental), vaste région semi désertique située dans l’ouest de la Chine, écrire, éditer ou simplement avoir sur son étagère un de ces textes suffirait à être arrêté et condamné pour «séparatisme», «terrorisme» ou «extrémisme». Comme Chimengül Awut, auteure des vers ci-dessus et dont on est sans nouvelles depuis son envoi en «camp de rééducation» en 2018, ou Perhat Tursun, écrivain renommé qui aurait été condamné à seize ans de prison, certains des auteurs réunis dans cet ouvrage ont disparu ou sont détenus, d’autres sont en exil ou trônent déjà au panthéon de la littérature ouïghoure.
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Les berceuses traditionnelles collectées par l’ethnomusicologue ouïghoure Mukaddas Mijit avant le début des campagnes massives d’arrestations et d’internement, fascinent par leur noirceur : «A mon réveil, c’était déjà l’aube, mon bébé. Je suis remplie de chagrin, mon bébé. De la cruauté de ce monde, Je suis remplie de dégoût, mon bébé.» Dans sa nouvelle la Pelle de Platon, Perhat Tursun nous entraîne dans la quête absurde d’une pelle disparue au travers des méandres des relations familiales, des mesquineries et des rivalités masculines dans un univers paysan d’Asie centrale en voie d’effacement. De son côté, dans une histoire qui rappelle la Moustache d’Emmanuel Carrère, l’écrivaine Helide Isra’il met en scène un homme instruit mis au ban de la société parce qu’il a vu une vache à grandes cornes entrer dans l’appartement de son chef. «Je me demandais comment des mots comme “fou”, “perdu” ou “dingue” pouvaient se répandre aussi facilement que le vent. Etait-ce l’un des effets de cette “ère de l’information” ?» se demande son héros qui, sous la pression sociale, finit par se dédire mais se retrouve spectateur de sa propre vie : «Me manquait l’époque où j’avais été aliéné. Chagriné, mais pur. Disgracié, mais plein de bons sentiments – tel un philosophe.» «Fuir», de Gül. Ay, décrit comment une jeune Pékinoise aisée et connectée, dont le seul crime est d’être née ouïghoure, voit, incrédule, se refermer un engrenage génocidaire et dystopique qui ne lui laisse pour seul choix que de subir la répression, y participer, ou s’enfuir juste avant d’être broyée, comme l’a fait la romancière elle-même.
Alors que des centaines d’intellectuels et artistes turciques ont été arrêtés depuis 2017, ce recueil de textes, fruit du travail de la chercheuse franco-belge Vanessa Frangville et de Mukaddas Mijit, qui est aussi cinéaste et danseuse, ouvre les portes de la prison dans laquelle a été enfermée la création littéraire ouïghoure. Et rend à celles et ceux qui ont les ont écrits leur dignité d’intellectuels de haut vol.