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Fières de lettres

Madame de Tencin, héroïnes, intrigues et liaisons réprouvées au XVIIIe siècle

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «les Malheurs de l’amour» de Claudine Guérin de Tencin, salonnière et autrice en vogue à son époque mais durement jugée pour ses conquêtes.
Gravure de Dubouchet dans le livre «Mémoires du comte de Comminges» de Madame de Tencin, 1885.
par Monique Calinon, Bibliothèque nationale de France
publié le 4 mars 2022 à 15h26

Cela ne saurait être un hasard total d’avoir eu envie de nous pencher sur Madame de Tencin et ses Malheurs de l’amour parus en 1747, où nous connaîtrons sa Pauline – mais nous évoquerons tout autant ses Mémoires du Comte de Comminge datés de 1735, qui nous font côtoyer son Adélaïde alors que nous tenons de si près à la Princesse de Clèves de Madame de Lafayette et à la Vie de Marianne de Marivaux, pour ne citer que ces deux chefs-d’œuvre, le second resté, hélas, inachevé. Continuité et cousinage romanesques manifestes ?

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Que savons-nous donc encore de Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin (1682-1749) ? Ce qui nous en est le plus connu, c’est qu’elle fait partie de la cohorte des grandes salonnières : après s’être fait la main en quelque sorte, et l’esprit, dans le salon de sa sœur, la comtesse Ferriol d’Argental lors de son arrivée à Paris, elle ouvre le sien, tout d’abord avec des habitués tournés vers la politique et la finance, y compris les spéculateurs de la banque de Law, pour enfin, à partir de 1733, c’est-à-dire au moment de la disparition de Madame de Lambert et de son célèbre Salon, se tourner principalement vers la philosophie et les Lettres. C’est ainsi que nous pensons encore à elle et à ses «mardis» essentiellement littéraires, même si diplomates, savants… viennent échanger librement à d’autres moments, des invités de toutes nationalités qui font que le Salon de Madame de Tencin est connu dans toute l’Europe cultivée.

Son attachement va à ce qu’elle nomme sa «ménagerie» et à ses… «bêtes» ! Ce type d’appellation nous fait assez spontanément penser aux préoccupations ridicules de Madame Verdurin dans A la recherche du temps perdu, mais chez Madame de Tencin, point de cela : si l’on songe à Fontenelle, La Motte, Marivaux, l’abbé Prévost, Madame Geoffrin, Montesquieu, Marmontel, ses neveux d’Argental et Pont de Veyle (auxquels on a pu attribuer ses œuvres, fâcheuse habitude connue quant aux œuvres écrites par une femme publiant anonymement, comme il était de coutume à son époque, par souci de sa réputation) et ejusdem farinae, on constate que le niveau des recrues est éblouissant.

Madame de Tencin, si femme d’argent, est d’ailleurs généreuse avec ceux qu’elle apprécie : elle renfloue sans cesse Marivaux, qui lui devra aussi son fauteuil d’académicien ; elle finance également la première véritable édition de l’Esprit des lois de Montesquieu. D’une certaine façon, tout le monde se rendra chez elle, sauf Voltaire, qu’elle n’aime pas. Ils ne se «fréquentèrent» qu’à… la Bastille ! Gageons que, même si elle n’avait pas écrit, elle serait passée à la postérité par son salon, comme nombre d’autres femmes.

Femme de galanterie, de pouvoir, d’argent

Un autre fait est à souligner, même s’il a peu engagé sa propre existence, car il a eu une résonance à jamais sur la nôtre, du point de vue de l’histoire culturelle et intellectuelle française et européenne : elle est la mère de Jean le Rond d’Alembert, le complice de Denis Diderot pour l’entreprise de première magnitude qu’est l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, un fils abandonné sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond dès le lendemain de sa naissance et que l’on croit souvent issu d’une liaison avec le Chevalier Destouches, cet auteur dramatique aux expressions devenues proverbiales telles que «Chassez le naturel, il revient au galop» dans le Glorieux, alors que le père serait plutôt le prince hollandais Léopold-Philippe d’Arenberg.

Ne faisons pas de Madame de Tencin une sainte des lettres. Sa réputation pour longtemps a été assez épouvantable, il faut bien l’avouer. Elle est une femme de galanterie, de pouvoir, d’argent. Le premier quart de sa vie lui a donné une pugnacité et une rage de vivre exceptionnelles : placée au couvent à huit ans – et cela dura pendant vingt-deux ans – comme il arrivait si fréquemment aux cadettes, contrainte et forcée à prononcer ses vœux, elle n’aura de cesse de les faire casser jusqu’à un bref papal, en 1712, qui la délivrera enfin. Ensuite, comme l’a vertement résumé le Maréchal de Villars, elle fut une «intrigante accoutumée à faire tous les usages de son corps et de son esprit pour parvenir à ses fins». Le grand but de son existence était de voir son frère, Pierre-Paul Guérin de Tencin, grimper dans la hiérarchie de l’Eglise et atteindre le faîte du pouvoir : il devint bien cardinal-archevêque de Lyon et ministre d’Etat, sans cependant obtenir la charge ultime de Premier ministre, celle du cardinal de Fleury, qui travailla auprès du Roi de 1726 à 1743. Une pâle, si l’on peut dire, vie par procuration pour Madame de Tencin ou bien plutôt la conquête de tout l’espace possible par une femme à son époque ? Nous penchons du côté du second aspect. Ses conquêtes sidèrent, par leur nombre et le renom de ses amants, au jugement parfois très dur, ainsi du Régent qui, même lui si roué, en a dit qu’«il n’aimait pas les p… qui parlent d’affaires entre deux draps». Diderot la nommait «la belle et scélérate chanoinesse Tencin» justement dans son Entretien entre d’Alembert et Diderot. E tutti quanti.

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Son grand biographe, Pierre-Maurice Masson, résume assez clairement l’opinion publique à son égard : «Ses amants, qui ne sont pas toujours des amants successifs, s’étalent si nombreux et si publics qu’ils ne peuvent même plus s’appeler des amants, et que le vieux nom gaulois, dont les chansonniers d’alors ne font pas faute de la qualifier, paraît à peine un peu vif.» Nous voyons que le Régent, lui n’a pas pris de ces gants-là ! Pourtant, à sa mort, son ami, le pape Benoît XIV, la regrette fort : «Puisse-t-elle être au ciel, elle parlait avec tant d’avantage de Notre modeste personne.» Pour une religieuse qui a rompu ses vœux… Et Marivaux la défendit toujours, certes avec quelque intérêt : on le voit par le caractère qu’il lui donna sous les traits de Madame Dorsin, hé oui ! dans la Vie de Marianne, il la qualifie de «meilleur cœur du monde».

Réémergence bienvenue des femmes de lettres

Pour en venir aux deux romans les plus connus de Madame de Tencin parmi les quatre qu’elle a écrits, car citons aussi ici le Siège de Calais, nouvelle historique, paru en 1739, et les Anecdotes de la cour et du règne d’Edouard II, roi d’Angleterre de 1776, nous ne voudrions les résumer ici. Du Comminge, Jean-François de La Harpe a pu dire dans son Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne qu’il est le «pendant de la Princesse de Clèves». Diable ! Et François Villemain d’insister à son tour : «Le roman du Comte de Comminges […] est resté le plus beau titre littéraire des femmes du XVIIIe siècle.» Comminge fut quasiment un best-seller européen : succès immédiat, remis sous presse dès la première année, traduit en anglais, en italien, en espagnol, avec cinquante rééditions jusqu’à la Première Guerre mondiale, et toujours réédité. Il en ira de même pour le Siège de Calais. Tout le XIXe siècle a ensuite continué à fréquemment lire Madame de Tencin. Puis il y a eu une baisse de régime, pour retrouver maintenant un intérêt continu, ainsi des Malheurs, eux aussi un grand succès à leur sortie, rapidement traduit en anglais, et maintenant republiés chez Desjonquères en 2001. Madame de Tencin, comme d’autres, et de plus en plus, bénéficie de la réémergence bienvenue des femmes de lettres.

Qu’y a-t-il donc dans les romans de Madame de Tencin qui nous toucherait et nous captiverait encore, comme nous enchante à jamais la Princesse de Clèves, la glorieuse et malheureuse Béatrice ? Ce chef-d’œuvre, qui fonde le roman psychologique à la française, est d’une pureté inégalée par son intrigue resserrée, sa langue abstraite, sa morale sévère : proche des Jansénistes, Madame de Lafayette ne barguigne pas sur le vrai malheur de la passion amoureuse. Un renoncement chez elle est un… renoncement, si cette tautologie de notre part peut faire ressentir l’inéluctable. Chez Madame de Lafayette, le couvent, qu’on retrouvera partout chez Madame de Tencin, eu égard à sa vie, et dans tout le XVIIIe siècle (forcément, est-on tenté de dire…) est un enfermement physique et mental définitif. C’est d’ailleurs la fin du texte de la Princesse et il nous laisse sans voix. Chez Madame Tencin, et son temps aidant, nous voyons se déployer une autre couleur générale et un autre goût : la sensibilité commence à régner en maîtresse. Ce ne sont que larmes chez Madame de Tencin, femmes et hommes les versant copieusement, bien plus que chez Madame de Lafayette, où l’on pleure, certes, mais si peu en comparaison. On y sent comme une distance ironique. Trop, c’est trop ? De l’aventure pour l’aventure, des rebondissements, des lieux de clôture, des déguisements, des fuites, des brigands… nous font approcher du roman gothique et du futur mélodrame ! C’est parfois poignant, c’est amusant, entraînant aussi. L’écriture bien après les événements (quarante ans plus tard, comme dans les Malheurs de l’amour) met à distance les faits, peut-être comme Madame de Tencin a voulu elle-même mettre à distance son étrange vie de grande dame très en vue, qui n’avait pas vraiment à écrire pour se sentir exister, mais si contrainte dans la société où elle évoluait, jusque dans sa révolte, et qui a pu dans ses romans exprimer toute sa tendresse réprimée. Elle y est donc touchante. Et elle nous touche donc encore. Nous pouvons aimer ses amoureux malheureux, qui triomphent d’une certaine façon de l’adversité ravageant leurs amours en les gravant dans le marbre de la littérature. Pour finir, reprenons les vers d’Alexis Piron installant Madame de Tencin parmi les Muses, en femme finalement noble et justement tendre : «Car vous seule y devez prétendre, /Vous seule y monterez un jour, /Vous dont le pinceau noble et tendre /A peint les malheurs de l’Amour.»