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Libération
Non-fiction

Manon Gauthier-Faure, de l’étang à l’Ehpad

Le cahier Livres de Libédossier
«Les Fantômes du lac» où apparaissent deux jeunes sœurs mortes noyées est tiré d’un véritable fait divers.
Manon Gauthier-Faure. (Edition Marchialy)
publié le 2 mars 2024 à 16h04

Rarement le pitch d’une non-fiction nous avait donné autant envie d’ouvrir un livre. Dans un village de la Marne, deux jeunes sœurs sont mortes noyées dans un étang en 1978. Quarante ans plus tard, elles reviennent régulièrement hanter les résidents et le personnel soignant d’un Ehpad où leurs corps avaient été exposés avant d’être enterrés. Qui sont-elles ? Que leur est-il vraiment arrivé ? Pourquoi des personnes ont-elles l’impression qu’elles sont devenues des fantômes tourmentés ? Personne ne le sait et personne ne s’y intéresse vraiment.

Le jour où la journaliste Manon Gauthier-Faure entend pour la première fois parler de ce fait divers, sa curiosité fait un bond. «Quand on m’en a parlé, je n’ai pu m’empêcher de penser aux jumelles de Shining. Les robes en mousseline vert amande, les chaussettes hautes et blanches, les babies en cuir noir, la barrette qui relève une mèche fichée sur la gauche du crâne», écrit-elle dans les Fantômes du lac (Marchialy). Tout de suite, elle a conscience des difficultés : «Faire coexister dans un même récit l’évanescence du paranormal et la terrible réalité de la mort de deux petites filles ne sera pas simple.»

Commence alors une double enquête dans le village de Varin-le-Haut, dont le nom a été (malheureusement) modifié. La première, sur les deux filles, Marielle et Nathalie, leur origine, leur quotidien. Leur famille nombreuse, sept enfants au total, sans le sou, vivait en marge du village et n’est pas restée dans le coin après le drame. Tout un tas de rumeurs couraient sur elle, que l’autrice s’attache à démonter. Elle retrace aussi le jour du drame, le mauvais temps qui se lève, les petites qui vont chercher les escargots et qui disparaissent, les recherches qui s’organisent dans ce coin habitué aux inondations, les médias qui en parlent, l’Union, FR3. «Nous, les gamins, à l’âge qu’on avait, on n’a jamais su si c’était vraiment une noyade ou s’il y avait eu autre chose. Je me suis demandé si on nous avait tout dit…, témoigne France, une habitante. Il n’y aurait pas eu ce temps-là, elles seraient peut-être encore là.»

Comment retranscrire le paranormal ?

Des souvenirs épars, un village qui ne veut pas trop parler d’une famille qu’il rejetait, un drame que l’on préfère oublier, l’histoire aurait pu en rester là. Sauf qu’il y a cette question des apparitions. Dans l’Ehpad, la Maison Beausoleil, parfois les petites filles mortes se baladent. Ce ne sont pas seulement les résidents âgés à la tête partie dans les nuages qui ont un sixième sens, mais aussi les salariés. Toutes les certitudes de Manon Gauthier-Faure sont remises en cause : quand on est journaliste, qu’on écrit de la non-fiction et qu’on est ainsi attaché au réel, comment retranscrire le paranormal ? Où s’arrête la vérité ? Jusqu’où peut-on croire ? «Ne peut-on pas se convaincre que Nathalie et Marielle sont, d’une manière ou d’une autre, entre les murs de la Maison Beausoleil ? finit-elle par se demander. Elles ont ressuscité là où on ne les a pas connues de leur vivant, dans un lieu neutre, à l’orée du bourg. Au centre, dans les rues arpentées, on les a oubliées, ou on ne veut pas se les rappeler. Apparaître dans l’Ehpad, c’est pallier la culpabilité de la commune.» Dans ce SOS Fantômes à la sauce rurale, comprendre les morts permet alors d’apaiser les vivants.

Manon Gauthier-Faure, les Fantômes du lac, Marchialy, 180 pp., 19 €.