Menu
Libération

«Manuel pour changer de corps» de Noah Truong, l’arc de Noah

Le «je» narrant de l’auteur raconte sa transition FtM (Female to Male) et le fait avec sa langue de poète.
Noah Truong est né à Paris. (Charlène Yves)
publié le 26 janvier 2024 à 12h51

Puisqu’il s’agit d’un «manuel», on y trouvera des tentatives de définitions («cisgenre», «passing», «trans»), des suggestions pour naviguer «dans l’espace social public» à l’attention «des personnes dotées d’une apparence de jeune-homme», un schéma pour subvertir le rapport de chacun au désir et quelques cas pratiques : «Ce matin j’ai acheté/ un sous-vêtement pour homme/ et l’ai enfilé./ qui/ eût cru/ que chaque jour pouvait être une révolution ?» Le «je» narrant raconte sa transition FtM (Female to Male) et le fait avec sa langue de poète. Sa voix lui appartient, mais elle en évoque d’autres au passage. Ici la Marguerite Yourcenar de Feux, pour l’impétuosité adolescente et la radicalité de la façon de dire : «Je ne désire pas arriver./ seulement le chemin vers./ il n’y a pas d’autre arrivée désirable/ que la métamorphose.» Là, l’Américaine Louise Glück (citée en exergue) pour le minimalisme, la compression suspendue : «une question : “qui es-tu ?’’ et il faut répondre.» L’auteur s’appelle Noah Truong, il est né à Paris.

La mère, «maman», qui «a des gens», n’a pas le beau rôle

C’est un premier recueil de poèmes (après Inventair/e en 2023, autoédité) et en cela une manière de se présenter. Lisons par exemple «Mauvais trans» en entier : «je suis un garçon trans/ le monde voudrait que je sois à fond cul / queer party musique drogue./ comme Preciado au fond./ mais moi j’aime Jean Ferrat/ et Jacques Prévert/ et je pleure en écoutant des poèmes.» On a parfois l’impression que c’est écrit sur un coin de table et livré tel quel, bon ou moins bon peu importe («mais vraiment quand tu as joui/ j’aurais pu crever mille fois/ sans problème») et puis on pense l’inverse : qu’il a sans doute fallu des lustres pour réussir à formuler cet «adieu». «adieu/ ma toute vieille maman/ je te donne rendez-vous/ après notre mort/ quand tu seras toute jeune/ et moi un tout vieil homme/ et tout sera oublié, pardonné.» La mère, «maman», qui «a des gens» et «pense qu’elle rend service à ces gentes», n’a pas le beau rôle, même si c’est un rôle important et ambigu («maman, est-ce que tu me retrouveras, est-ce que tu me reconnaîtras avec ce nouveau nom ?»). En affirmant son opposition, le «fils trans» passe semble-t-il sur l’autre bord (contre toutes les formes de domination) et témoigne poétiquement d’une rencontre des luttes. Pour lui, nouvelle vie et nouveau look, «sourcil rasé», «tatouage au poignet».

Manuel pour changer de corps garde la «tristesse», le «désarroi», la «peur», mais il s’en dégage surtout une vitalité créative, une espièglerie. Ainsi c’est quoi, grandir, partir, faire table rase ? Peut-être une super butch qui soudain débarque chez papa-maman et dépouille votre héritage : «je voudrais que tu viennes avec tes bras de déménageuse gouine tatoués d’un profil de triton, d’une ancre marine et d’un clitoris rouge et que tu emmènes un à un les biens de ma famille.» On en retient beaucoup d’humour, pourvu qu’on ait le même : «souvent je m’étonne/ que les hommes soient poètes./ qu’ont-ils à sentir ?/ j’ai né j’ai vu j’ai dominé/ j’ai versé une larme pour ma conquête/ puis je suis mort./ ça fait beaucoup de livres/ mais je dois être un con.»

Noah Truong, Manuel pour changer de corps, Cambourakis, 136 pp., 16 €.