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Comme on donne un coup de lifting aux sex-shops en remplaçant les néons par la lumière du jour et les rayonnages encombrés par du bois clair avec plantes d’intérieur et bougies purifiantes, pourquoi ne pas dépoussiérer de même les étages les plus sulfureux de nos bibliothèques ? C’est ce qu’on se dit en premier en soupesant la réédition de l’anthologie poétique de Marcel Béalu, dans sa belle couverture rose sur laquelle deux personnages d’encre passent du bon temps : ce livre-là donne plus envie de l’exposer sur la table basse que de l’enfermer à double tour dans le tiroir du bureau.
Publiée pour la première fois en 1971 par le poète et libraire Marcel Béalu, l’anthologie couvre six siècles, du XVe avec son vieux françois («tandiz que de mon seyn tes levres idolastres», se languit Clotilde de Surville, alias féminin d’un marquis) au XXe où Aragon chante le «con d’Irène», chaque époque a ses spécificités, ses marottes et son vocabulaire. «Grivoise, paillarde, amoureuse ou obscène», il y en a, dit l’éditeur en début d’ouvrage, pour tous les goûts. Mais «dans sa gaillardise, sa verdeur ou son réalisme brutal, qu’elle soit galante, libertine ou purement amoureuse, la poésie érotique reste une poésie sincère, authentique, une poésie de vérité», écrit Marcel Béalu en préface.
Revue et enrichie puisque le monde bouge – déjà cinq ans après la sortie de son anthologie, Marcel Béalu écrivait avec étonnement combien avaient changé les mœurs, combien de verrous avaient sauté –, l’édition de 2023 fait l’excellent choix de «rétablir quelques voix féminines», explique l’éditeur, en ajoutant au mix final des textes de poétesses «qui ont osé l’indécence».
Derrière les entrelacs amoureux de l’artiste et comédienne Louise Bourgoin, qui illustre cette réédition, cons, culs, verges et vits se croisent et se dévorent. Il y a là du fleuri, de l’euphémisme, de l’analogie, du bête et du méchant, bref tout ce que la langue et l’imagination humaines ont pu inventer quand il s’est agi d’écrire le sexe. L’anthologue s’en amuse d’ailleurs, qui établit au début de l’ouvrage un délicieux glossaire des expressions folles évoquant les organes masculin et féminin : chez les mecs par exemple, le fifre à pédales, le paf, la flûte à moustaches, le callibristi, et d’un autre côté «moins riche en synonymes», citons tout de même le clapotard, la moniche, le hérisson ou le zinzin.
Parmi les auteurs présents dans l’anthologie, on trouve des classiques (Pierre Louÿs, précurseur de la poésie érotique et collectionneur lui aussi de mots lubriques, Pozzi, Mallarmé, Baudelaire, Genet, Apollinaire bien sûr), des moins connus (l’abbé libertin Lattaignant, le médecin à la main «frétillarde» Claude de Pontoux, la mystérieuse Doëtte Angliviel, Marie Dauguet et son érotisme païen…) et même des anonymes (dont celui à qui on doit le «Trou du cul de la bien-aimée»). Sans oublier Marcel Béalu qui s’autocite – mais il a bien raison. Au milieu de tout ça, isolons la poétesse égyptienne surréaliste Joyce Mansour, dont l’érotisme funèbre et les textes mériteraient d’être réédités encore et encore mais ne le sont pas. Il s’agit d’une occasion en chair et en or de la découvrir en quelques extraits.
La Poésie érotique, anthologie de Marcel Béalu, dessins de Louise Bourgoin, Seghers, 344 pp., 32 €.
L’extrait
Cris (1953) de Joyce Mansour
Laisse-moi t’aimer
J’aime le goût de ton sang épais
Je le garde longtemps dans ma bouche sans dents
Son ardeur me brûle la gorge
J’aime ta sueur
J’aime caresser tes aisselles
Ruisselantes de joie
Laisse-moi t’aimer
Laisse-moi sécher tes yeux fermés
Laisse-moi les percer avec ma langue pointue
Et remplir leur creux de ma salive triomphante