C’est en 1906 que paraît la Rebelle, roman de Marcelle Tinayre, et la difficulté éprouvée en son temps à la classifier est révélatrice de sa richesse et de sa complexité : roman sentimental ? populaire ? social ? roman féminin ? féministe ? Josanne Valentin est une jeune femme de petite bourgeoisie, mariée à un homme malade et acariâtre, et rédactrice dans pour le journal le Monde féminin. Sous la pression sociale, elle fait passer son enfant Claude, né d’une liaison extraconjugale avec Maurice Nattier, pour celui de son époux. Celui-ci décédé, l’amant ne tarde pas à quitter Josanne pour convoler avec une femme de sa condition. La jeune femme rencontre peu après Noël Delysle, auteur de la Travailleuse, dans lequel il défend les thèses féministes. Le récit met en lumière les tiraillements des deux jeunes gens entre leurs idéaux, leurs émotions et la réalité sociale, qu’ils vont devoir résoudre pour arriver à se marier.
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L’autrice raconte volontairement des faits courants, voire banals en cette «Belle époque», afin qu’au prisme de la narration, ils apparaissent comme des situations pesant injustement sur la femme. La situation de Josanne permet à l’autrice d’aborder des thèmes graves, comme celui du viol conjugal : dévouée à son époux, elle n’ose refuser des relations qui la dégoûtent. Ou encore celui de l’avortement qui, à une époque où la maternité est liée d’une part au devoir conjugal d’autre part à un devoir patriotique, est alors une double atteinte à la morale et à l’ordre social. Lors de son reportage dans une maison d’accueil pour «filles-mères», l’une d’elles se confie : «Je n’en voulais pas, d’enfant. […] : j’ai tout essayé… tout.» Josanne comprenait : tout !… Les tisanes conseillées par les commères, les visites secrètes chez l’herboriste, chez la matrone de faubourg… Tout ! Elle devinait l’affreux courage de la femme contre elle-même, «victime et bourreau».
Un roman social ?
Sans expressément nommer l’avortement ni les faiseuses d’anges, l’autrice donne plutôt à ressentir de l’intérieur cette détresse face à la maternité non désirée. Au détour d’une phrase de Josanne, «L’enfant est né, et puis le sentiment maternel s’est développé, tellement, tellement !, elle suggère que l’instinct maternel n’est pas inné.
Si, dans l’ensemble du roman, la maternité est plutôt valorisée (Josanne garde son enfant, l’élève, et encourage la future mère à faire de même), cette ambivalence du discours, donne à voir le ressenti des premières concernées, les mères, dans une société où la maternité est d’abord pensée par les hommes. En témoigne aussi l’anonymisation des «filles-mères» dans cet établissement au profit d’un numéro, la jeune femme qui raconte sa vie à Josanne est «Madame neuf». En revanche, elles gagnent la qualification de «Madame» qui leur confère un simulacre de respectabilité car une mère ne peut qu’être mariée. Cette hypocrisie imprègne une société de dissimulation et de censure bien-pensante, que l’autrice dénonce par le ridicule et l’absurde : en effet, le patron du Monde féminin demande à Josanne d’«atténuer les ventres» : «Songez que votre article sera lu par des jeunes filles. Il faut qu’elles puissent n’y comprendre rien.» On devine derrière cette moquerie la chroniqueuse Tinayre…
A travers le thème de l’enfant et l’acceptation de Claude par Noël, l’autrice instille ainsi l’idée que le progrès social se fera par les femmes, mais avec les hommes, en dépassant ensemble des situations (l’infidélité, la maternité illégitime) dont il était admis jusqu’à présent que les hommes profitent et que les femmes sont censées en souffrir.
Derrière l’héroïne, la féministe…
Le féminisme de Marcelle Tinayre n’est pas révolutionnaire. Hostile à la violence et aux bouleversements brutaux, c’est dans l’écriture qu’elle mène son combat de réformiste. Issue de la petite bourgeoisie, et bien qu’elle ait été proche du milieu communard qui l’inspirera à certains égards, elle n’envisage pas d’évolution sociale qui ne soit pas menée sous contrôle. Et elle se concentre sur la défense du droit au travail des femmes (celle de la bourgeoisie, car celles des couches sociales moins favorisées travaillent de fait), qui leur donnerait une indépendance globale via l’indépendance financière, ainsi que sur le droit à choisir sa vie amoureuse. Le personnage de Josanne porte ces revendications, très osées pour l’époque, tout au long du roman.
Le talent de l’autrice est d’éviter le manichéisme : ces personnages, imparfaits, sont traversés de contradictions («Ah, ma raison et ma sensibilité ne s’accordent guère !», se dit Noël), et reflètent l’aspect complexe et polémique du féminisme («Que vous vous déclariez féministe ou non, il n’importe, puisque vous l’êtes, de fait» ; «Mme Gonfalonet, qui appartenait à l’âge héroïque du féminisme […] était plus que hardie dans ses idées et dans ses discours, et plus que timorée dans la conduite de sa vie»). Même Josanne, au début du récit, peine à s’intéresser au féminisme tel qu’elle le rencontre dans les journaux ou les romans : «Encore un roman féministe… ou antiféministe… C’est la mode !» se dit-elle en voyant le livre de Noël sur un étal, pointant ainsi le manque de cohérence de chacun des mouvements souscrivant tous deux aux goûts du moment.
La transition sociale ne peut être que progressive pour s’installer durablement, c’est un apprentissage : «Ne raillez pas les femmes qui ont brisé les vieilles chaînes, parce qu’elles traînent encore les tronçons !… Vous-même, Josanne, ne faites-vous pas l’apprentissage de la liberté ?» Cet entre-deux se dessine aussi dans la cohabitation au sein du récit entre une esthétique littéraire non subversive et une restitution des milieux sociaux et des relations hommes-femmes témoignant d’idées qui le sont bien davantage. Avec astuce, l’autrice laisse une question en suspens à la fin de son roman : Noël annonce au directeur du Monde féminin que Josanne va quitter son poste parce qu’il l’épouse. Mais est passé sous silence la position de Josanne sur ce point. Comme si Tinayre mettait les lecteurs de son époque au défi de répondre à cette question.
…et aussi l’autrice
Le roman reflète aussi le monde des lettres et du journalisme de l’époque, que l’autrice connaît bien car elle collabore à plusieurs journaux. Fine observatrice, elle livra dans un style enlevé des chroniques dans la Fronde (premier journal féministe en France, entièrement élaboré par des femmes et dirigé par Marguerite Durand). Le métier de journaliste de l’héroïne permet de mettre en scène le monde des lettres et d’en fustiger les travers, en particulier celui d’être encore peu enclin à admettre les femmes et les revues féministes. L’opposition entre écrits féminins et féministes est plusieurs fois mise en exergue, et révèle là encore une époque de transition. Les revues féminines sont acceptées car elles restent soumises au modèle social régi par les «lois de l’homme» : «Dans le Monde féminin, toutes les femmes étaient jolies, presque toutes étaient vertueuses ; tous les hommes étaient “talentueux”, les plus rosses avaient des “âmes d’enfants”.» La vision du directeur de la revue sur les femmes écrivains est révélatrice : «Une jolie femme qui a fait son petit roman, comme tout le monde.» Même Noël ne s’est pas encore débarrassé de ses préjugés : «”Vous ne faites pas un petit roman en cachette ? […] Parce que toutes les femmes en font. C’est la mode.” Josanne sentit l’imperceptible raillerie. Le féministe parlait des œuvres féminines avec une aimable irrévérence !» A nouveau, un écrit qui souscrit à «la mode» féministe est rejeté dans la médiocrité.
Au côté des autres fondatrices du Prix La vie heureuse en 1904 (devenu Prix Femina), qui décident de couronner indifféremment femmes et hommes (à la différence du Goncourt qui exclut les femmes), Tinayre pose déjà la question de la littérature «genrée». Elle refuse l’idée qu’il puisse exister une «écriture féminine» craignant qu’elle soit de facto vue comme un sous-genre et qu’un tel postulat généralise des opinions comme celle de Paul Flat en 1909, selon laquelle le talent ne peut être que de l’ordre du masculin.
Le défi du personnage de Josanne de concilier vie amoureuse et vie professionnelle rend compte de la voie de l’émancipation que soutient Tinayre, progressive et mesurée. Visionnaire, elle pressent que le féminisme, né revendicatif, confrontant certaines femmes à une dualité douloureuse ne pourra s’avérer puissant que s’il évolue en prenant en compte la société dans sa globalité extraordinairement complexe.