Qui, au détour de l’étalage d’un bouquiniste, n’a jamais été arrêté par des couvertures en couleurs représentant des savants au regard démoniaque manipulant des appareils étranges dignes du laboratoire du docteur Jekyll ? Tracés souvent en lettres écarlates, leurs titres sont mystérieux, voire terrifiants : le Décapité parlant, la Machine à fabriquer des rêves, l’Homme qui a tué la mort. Ce sont des impressions populaires ou des romans vendus en fascicules. Précurseurs des séries modernes, ils sont l’exemple d’une inventivité longtemps exclue des histoires littéraires canoniques. Etiquetée «roman scientifique», «anticipation», «étrange», «fantastique», «aventure», cette importante bibliothèque latérale a néanmoins survécu grâce à des communautés qui ont patiemment collecté ces ouvrages à la vie matérielle fragile, les ont lus, décrits et commentés. Aujourd’hui, de jeunes chercheurs les ont rejoints et se sont donnés pour tâche de faire entrer ce large pan de l’imaginaire dans les études universitaires. Fleur Hopkins-Loféron fait partie de ces nouveaux aventuriers des bibliothèques perdues et, dès l’introduction de Voir l’invisible, rend un juste hommage à tous les «archéobibliographes» érudits qui ont longuement et patiemment cartographié ce passionnant continent : la revue le Rocambole, le monumental RétrofictionS. Encyclopédie de la conjecture romanesque rationnelle francophone de Guy Costes et Joseph Altairac (les Belles Lettres, 2018), le Club des Savanturiers et bien évidemment un précurseur : Pierre Versins et son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (1972).
550 contes
Après une exposition remarquable (le Merveilleux Scientifique. Une science-fiction à la française, BnF, 2019), Fleur Hopkins-Loféron signe ici une somme sur un mouvement oublié. «Au début du XIXe siècle, explique-t-elle, peu de temps après le développement de la radiographie et du cinématographe, alors que les spéculations autour de la photographie des pensées des propriétés dynamogéniques du radium ou de la présence des canaux sur Mars battent leur plein, une école littéraire singulière voit le jour en France : le merveilleux scientifique.» L’inventeur de ce genre est le romancier Maurice Renard.
Maurice Renard (1875-1939) a commencé sa vie littéraire dans le milieu des avant-gardes poétiques puis s’est dirigé vers le roman scientifique sous l’influence d’Edgar Allan Poe et de H. G. Wells. En 1908, il publie le Docteur Lerne, sous-dieu inspiré par l’Ile du docteur Moreau, suivra le Péril bleu (1911) gravitant autour de la thématique extraterrestre, enfin, en 1920, il donne son œuvre la plus connue, les Mains d’Orlac, souvent portée à l’écran, notamment en 1935 par Karl Freund avec Peter Lorre dans le rôle vedette. Mais la production de Maurice Renard ne se limite pas à ces quelques titres, elle est foisonnante et il n’a pas fallu moins de trois volumes pour collecter plus de 550 contes qu’il a publiés dans le Matin de 1912 à 1940 et deux autres pour couvrir sa production dispersée entre 1905 et 1943 (Mi Li Ré Mi, 2020). Outre l’écriture de fiction, Maurice Renard a poursuivi une recherche théorique sur l’imaginaire scientifique qui émergeait à son époque avec des œuvres signées Jean de la Hire, Gustave Le Rouge, J.-H. Rosny aîné, et avait été préparé en amont par celles de Jules Verne, de Robida ou Villiers de L’Isle-Adam.
Un mouvement littéraire furtif
Qu’est le «merveilleux scientifique» ? Maurice Renard le décrit dès 1909 et va affiner constamment sa définition – on peut trouver intégralement ses interventions sur le site de la revue Res-Futurae. Le merveilleux scientifique qu’il qualifiera aussi de «roman d’hypothèse» se définit «par la place que tient la méthode scientifique dans le roman». Il ne s’agit pas tant de spéculer intensivement sur l’avancée des techniques ni de les vulgariser mais de partir d’une donnée pour en déduire des possibilités inédites qui restent crédibles ; Renard parle ainsi d’un syllogisme dont seule une proposition serait fausse. Ainsi, l’électricité, la découverte du rayonnement et le début de la métapsychologie ont suscité des machines fictionnelles permettant de lire les rêves voire de les diriger. D’autres sont capables de voir au-dedans du corps humain et inspirent autant des voyages fantastiques que des publications à l’usage des médecins : sorte d’examens de Lilliputiens-thérapeutes dans le corps de Gulliver. L’invisibilité est aussi une obsession : devenir un «trompe-l’œil» en utilisant diverses formes d’occultation, cela au moment où la guerre de 1914 recourt au camouflage.
Pour illustrer cette analyse novatrice d’un mouvement littéraire resté furtif car masqué par la SF américaine, Fleur Hopkins-Loféron enquête sur la fascination pour l’invisible dans les représentations de ce merveilleux moderne. On y passe de l’infini petit à l’infini grand, du microbe au macrobe, de l’homme doté de pouvoirs nouveaux par quelque docteur Omega, aux extraterrestres circulant incognito parmi les hommes. Reste aussi le grand mystère, l’autre côté, la mort qui a inspiré nombre de romans de guillotinés, amené à des greffes innommables, sans parler des variations policières où des rétines-accusatrices ont conservé l’image de l’assassin. Fleur Hopkins-Loféron s’est livrée à un travail considérable en réinsérant les artefacts imaginaires dans la culture visuelle de l’entre-deux siècles. Sa maîtrise exceptionnelle des découvertes scientifiques dessine une sorte de rétro-ingénierie intellectuelle de ces machines, aussi captivante que les romans eux-mêmes. Mobilisant une documentation impressionnante elle confronte romans, illustrations, publicités, affiches pour saisir la généalogie de ce qui est en dernière instance la forme moderne prise par le conte merveilleux, une forme de réenchantement du monde par la science.
Aussi plus qu’un livre, c’est une bibliothèque qui est offerte ici en partage et avec son mode d’emploi. L’enthousiasme communicatif de l’autrice pour son sujet l’amène aussi sur les traces plus contemporaines du merveilleux scientifique dans la bande dessinée, chez Hergé, Jacobs, Tardi et bien évidemment dans l’œuvre de Serge Lehman dont la Brigade chimérique (L’Atalante, 2015) est peuplée des figures historiques du merveilleux scientifique et fait de lui aussi un autre explorateur de ce continent perdu peuplé de héros qui n’ont vraiment rien à envier à Marvel ou DC Comics.