Les victoires se célèbrent et certaines laissent parfois un goût amer. Mais celle de Marengo, elle, met l’eau à la bouche. Le 26 prairial de l’an VIII (14 juin 1800), au soir de la bataille remportée contre les Autrichiens dans cette petite ville du Piémont, le général Bonaparte, alors Premier consul, pris d’une fringale, demande à son cuisinier, Henri Dunand, de lui concocter un frichti au débotté…
Celui-ci ci avise quelques poulets dans la cour de la ferme où le vainqueur, réputé peu gourmet, a établi son quartier général. Sur les étagères, de l’huile d’olive, quelques tomates, ail, oignons et une flasque de vin blanc. Plus loin un ruisseau qui fournira les écrevisses venant agrémenter le tout. Des œufs frits, des croûtons de pains et le tour est joué. Ainsi serait née, selon la légende, la recette du poulet Marengo qui, au fil du temps, se serait accommodé du veau.
Soupe d’Austerlitz
Le grand historien de l’époque napoléonienne, Jean Tulard, se délecte à raconter cette anecdote. Il rappelle d’ailleurs que les grands chefs de l’époque avaient l’habitude de donner des noms de bataille à leurs plats comme les noisettes d’agneau Rivoli, le noyau braisé à la Montebello, la soupe d’Austerlitz ou encore le brochet à la Masséna. Ils contribuèrent ainsi à forger la gloire de l’Empereur jusque dans les assiettes de ses contemporains.
Mais Jean Tulard ne s’arrête pas là. En cette année où l’on va célébrer le bicentenaire de la mort de l’Empereur, le 5 mai 1821, il décortique avec minutie, dans son livre Marengo ou l’étrange victoire de Bonaparte, comment un homme façonne sa propre épopée et réécrit son histoire.
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Car cette bataille de la deuxième campagne d’Italie, qui pose la première pierre de la statue du «petit Caporal», se solde, dans un premier temps, par une défaite du camp français. Deux émissaires portent la nouvelle vers Paris. A cette annonce, Talleyrand et Fouché, déjà eux, complotent pour renverser l’homme du 18 Brumaire. Mais, par un étrange retournement de situation qui ne doit rien au génie stratégique de Napoléon, cette défaite se transforme en victoire. D’abord parce que les troupes autrichiennes, trop sûres d’elles, quittent le champ de bataille la fleur au fusil, certaines que la partie est gagnée. Ensuite parce que Desaix, un fidèle de Bonaparte, arrive avec son infanterie et, appuyé par la cavalerie de Kellermann, écrase l’ennemi. Desaix y trouvera une mort héroïque, frappé au cœur.
A partir de là va s’écrire la légende, rapportée par le Bulletin impérial, dont la réputation avait déjà donné dans la bouche des troufions et grognards de l’époque l’expression «menteur comme un bulletin». Le général Bonaparte n’aurait pas commis l’erreur stratégique de se replier, mais aurait feint cette retraite pour mieux tendre un piège à son adversaire… Premier mensonge disséqué avec ironie et humour par Jean Tulard.
Image d’Epinal
Avant cet épisode il y eut d’abord celui de la traversée du col du Grand-Saint-Bernard, magnifié par le tableau du peintre David. Celui-ci y représente le jeune et fringant général, juché sur un cheval cabré, drapé dans un manteau pour mieux résister aux assauts du vent. De l’image d’Epinal. «Tout est faux», souligne l’historien. En fait, Bonaparte a traversé le col sur une simple mule menée par un muletier et il a failli verser dans le ravin si le guide n’avait pas retenu la monture par la bride. Et s’il avait chu, point de bataille, point de victoire, point d’Empire.
Jean Tulard s’attache ainsi à démonter tous les ressorts de ce que l’on n’appelait pas encore de la propagande. Ce qu’avait très bien compris le futur empereur, qui reconnaissait lui-même n’agir que «sur les imaginations de la nation ; lorsque ce moyen me manquera, je ne serai plus rien».
Et au fait, le fameux poulet Marengo mitonné par Dunand au soir de la bataille appartient lui aussi à la légende puisque le cuisinier n’est entré au service de Napoléon qu’en 1804.