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Fières de lettres

Marie d’Agoult : Daniel Stern, son échappatoire

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Nélida», roman à clés qui raconte la relation romanesque de Franz Liszt et Marie d’Agoult, alias Daniel Stern.
Portrait de Marie d'Agoult, dessin d'Henri Meyer, gravure de Vincent Stablo. (BNF Gallica)
par Jennifer Ward, Bibliothèque nationale de France
publié le 1er août 2024 à 13h04

Qui connaît encore Marie d’Agoult aujourd’hui ? Son nom n’évoque à présent qu’un destin particulièrement romanesque et romantique. Elle fut pourtant une femme de lettres, parlant huit langues étrangères, qui consacra la seconde partie de sa vie à l’écriture, non seulement des œuvres littéraires mais aussi des essais historiques et philosophiques qui font encore référence.

Marie Catherine Sophie de Flavigny naît à Francfort-sur-le-Main, dans la nuit entre le 30 et le 31 décembre 1805. Selon la tradition germanique c’est donc une enfant de minuit, Mitternachtskinder. Son père est le Vicomte de Flavigny d’une vieille famille de la noblesse d’épée française et sa mère, Maria Elisabeth Bethmann, est issue d’une grande famille de banquiers allemands.

Revenue en France, elle poursuit au couvent l’éducation qui sied aux personnes de sa qualité. Néanmoins, sa double culture l’influence profondément : elle se nourrit de littérature française classique et contemporaine (Rousseau, Chateaubriand…) mais garde un goût prononcé pour la langue allemande transmise par sa mère. Elle note dans ses Souvenirs avoir eu très tôt un attrait pour l’écriture.

En mai 1827, elle épouse le Comte Charles Louis Constant d’Agoult. C’est un mariage arrangé dans lequel elle ne s’épanouira guère. Elle devient comtesse d’Agoult et a deux enfants. Elle tient un salon très couru où elle reçoit les jeunes artistes (Vigny, Chateaubriand), quitte à parfois froisser ses invités issus de la bonne société aristocratique du Faubourg Saint-Germain. Malgré ces distractions, la comtesse s’ennuie. En 1835, lasse d’un mariage de plus en plus désuni depuis la disparition de sa fille aînée, Louise, elle s’enfuit avec le jeune compositeur hongrois Franz Liszt, faisant fi de la bienséance de l’époque.

Avec Franz Liszt, la passion

Franz Liszt et Marie de Falvigny se rencontrent en 1833. La rencontre a tout du coup de foudre, d’après ses Mémoires : «Je dis une apparition, faute d’un autre mot pour rendre la sensation extraordinaire que me causa, tout d’abord, la personne la plus extraordinaire que j’eusse jamais vue.» Pendant deux ans, ils se fréquentent dans les salons et entretiennent une correspondance nourrie. Conscient de la différence de classe qui les oppose, Liszt ne parvient pas à éteindre cette attirance mutuelle. «Mille obstacles se dressaient entre eux et donnèrent à la passion qui les poussait l’un vers l’autre une intensité douloureuse que l’amour, dans des temps mieux ordonnés, ne connaîtra plus», écrit Marie d’Agoult.

L’année 1835 marque une profonde rupture dans sa vie. Elle quitte sa famille, son mari et sa benjamine, pour vivre pleinement sa passion avec le jeune compositeur. L’idylle dure deux mois pendant lesquels ils arpentent la Suisse, hors du temps et du monde, sans aucune attache ni contrainte. La rudesse du climat leur impose de regagner la ville de Genève et donc de retrouver les obligations de la vie mondaine. En effet, Liszt doit œuvrer à relancer sa carrière pour nourrir sa famille. Les deux amants mènent pendant cinq ans une vie nomade les mènera de Suisse en Italie, que Marie occupe à lire et à se cultiver. En 1839, Marie d’Agoult rentre à Paris pour s’occuper de l’éducation des trois enfants nés de leur union. Cette séparation aboutit finalement à une rupture définitive en 1844. «A partir de ce jour commença pour moi une vie dont je ne me rappelle pas sans frisson les épreuves, les tentations, les amertumes», note-t-elle dans ses Mémoires. En effet, elle a tout perdu : son statut social, sa famille qui s’est éloignée d’elle et ses anciens amis qui lui ont tourné le dos.

Daniel Stern, l’invention d’un double

L’écriture va lui permettre un retour à la vie. Elle qui n’a jamais cessé d’écrire entre la tenue de ses carnets et sa correspondance, va oser sauter le pas et publier ses écrits. Elle se fait la main dans la presse avec des articles traitant d’esthétique puis quelques nouvelles. Elle signera désormais toutes ses productions sous un pseudonyme : «Je ne peux pas disposer d’un nom qui ne m’appartient pas à moi seule ; je ne veux pas demander d’autorisation.» Elle sera désormais Daniel Stern, son véritable double. En effet, ce personnage qu’elle incarne jusque dans la vie, lui permet de s’affranchir des conventions et des obligations dues à son sexe et lui donne la liberté nécessaire pour accomplir son œuvre.

Son unique roman, Nélida (anagramme de Daniel), est publié en 1846. C’est un roman à clés qui raconte de façon à peine voilée sa relation tumultueuse et romanesque avec Liszt. Son entourage lui avait déconseillé cette publication mais elle fut sans doute sa plus sévère critique : «J’écrivis tout un roman : Nélida. Pourquoi prenais-je cette forme du roman ? Je n’avais guère les qualités du romancier ; c’était une sottise de paraître vouloir suivre les traces de madame Sand, quand je n’avais rien de son génie.» Sous sa plume se ressent l’influence des romans philosophiques de Goethe (qu’elle avait rencontré dans son enfance) ou de Rousseau, ce qui la distingue de son amie George Sand.

Pour la République et l’éducation des femmes

Daniel Stern le sait, l’histoire est en marche. La révolution de 1830 puis celle de 1848 ont changé le cours de l’histoire et elle est «une personne nouvelle dans un nouveau monde». Ses engagements politiques en faveur du régime républicain sont clairs et elle écrit notamment en 1848 Lettres républicaines puis rapidement une Histoire de la révolution de 1848. Dès sa sortie en 1862, l’ouvrage est plébiscité et fait toujours référence aujourd’hui.

Au-delà des questions politiques, la question du rôle des femmes dans la société la préoccupe et ses réflexions transparaissent volontiers dans ses écrits : «Ce serait une erreur aussi de croire que l’homme seul peut exercer une influence sérieuse en dehors de la vie privée. […] Il peut même arriver qu’une femme, aujourd’hui, ait plus à dire et mérite mieux d’être écoutée que beaucoup d’hommes.» Daniel Stern n’est pas une militante exaltée, elle n’a que la raison comme ligne de conduite. Ainsi, elle critique autant les hommes et leur hypocrisie que les «bas-bleus», femmes frivoles. Elle estime que le salut de la femme réside dans l’éducation : «La femme est-elle ou non l’égale de l’homme ? Question oiseuse et de pure vanité, direz-vous peut-être ? Ce n’est pas mon avis ; je la trouve importante, par un motif bien simple ; c’est que, de la solution qu’on lui donne, dépendent absolument le système d’éducation qu’on adopte pour les femmes, et la part qu’on leur attribue dans la famille et dans la société.» Même ses amis démocrates ne sont pas épargnés par son regard acéré : «Le démocrate français honore, en principe et dans ses écrits, la mère et l’épouse, mais, en réalité, dans sa maison, il la veut subalterne, et sans autre contenance que celle de ménagère.»

Eprise de liberté, Daniel Stern espérait voir ce jour : «Quand la révolution qui s’est faite chez nous dans les idées, s’accomplira dans les mœurs» Elle s’éteint le 5 mars 1876 avant que son vœu n’ait été réalisé mais ses écrits gardent une acuité vive qui incite à relire son œuvre.