Marie de Gournay naît en 1565 à Paris de Jeanne de Hacqueville, issue de la petite noblesse picarde et de Guillaume Le Jars, trésorier et secrétaire de la maison du roi, père trop tôt disparu, acquéreur en 1568 du domaine de Gournay, proche de Compiègne. Elle reçoit l’éducation traditionnelle d’une jeune fille promise au mariage mais ne s’en contente pas et apprend seule et à la dérobée, au moyen de traductions, le latin et un peu de grec. A 18 ou 19 ans, peut-être aiguillée par son oncle Louis Le Jars, lui-même auteur d’une pièce de théâtre lue à Henri III qui lui accorde une pension annuelle, elle découvre les Essais de Montaigne alors que l’œuvre, dont c’est la première édition, est encore peu connue. C’est une révélation quasi mystique : «[Les Essais] me transissaient d’admiration», rapporte-t-elle dans la préface à l’édition de 1595.
«Fille d’alliance» de Montaigne
Cette lecture marque le début d’une fréquentation assidue des textes de Montaigne. Marie de Gournay rencontre l’auteur à Paris quelques années plus tard, en février 1588 ; là se noue un lien solide et durable. Montaigne passe l’automne suivant sur les terres de Gournay où il relit, annote et augmente en compagnie de la jeune femme et avec son aide la dernière édition de ses Essais, tout juste publiée par Abel L’Angelier. Par la suite, une correspondance régulière permet de poursuivre les discussions et d’entretenir cette amitié singulière, qui s’interrompt en 1592 à la mort de Montaigne. Marie de Gournay reçoit alors des mains de la veuve de l’auteur une copie préparée en vue d’une nouvelle édition : charge à elle de déchiffrer, mettre en ordre et en forme les corrections, amendements, ajouts, qu’elle connaît en partie par ses échanges avec Montaigne. Le fruit de cette relecture paraît en 1595 sous la forme d’une édition posthume, dotée d’une préface signée au titre de la «fille d’alliance» de Montaigne. Le chapitre XVII du livre II, De la présomption, lève le voile sur ce nom caché, et scelle l’entrée de Marie de Gournay dans le monde des lettres : «J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Marie de Gournay Le Jars, ma fille d’alliance. […] Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera un jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter. […] Le jugement qu’elle fit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’aima et désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi, avant m’avoir vu, c’est un accident de très digne considération.»
Egaux naturellement
Confirmée par le travail sur le texte de Montaigne, sur lequel elle continue d’œuvrer, la vocation littéraire de Marie de Gournay suit d’autres voies que celles de l’édition : en 1594, elle fait paraître sous le titre de Proumenoir de Monsieur de Montaigne une histoire tragique assortie de traductions de Virgile et de mélanges poétiques. Admise à la cour, liée à la reine Marguerite, proche de figures influentes telles que Juste Lipse ou François de La Mothe Le Vayer, elle s’insère dans la vie sociale et politique de son temps par sa production littéraire, partagée entre écrits de circonstance, œuvres morales, réflexions littéraires, traductions, traités sur l’éducation, textes qu’elle rassemble pour la première fois en 1626 sous le titre de l’Ombre de la Damoiselle de Gournay.
Cependant, la reconnaissance par Montaigne et le soutien de certains de ses contemporains ne suffisent pas à faire taire des critiques qui s’appliquent moins aux textes qu’à la personne qui les produit – la carrière littéraire ne va pas de soi pour une femme. Poussée sans cesse à se justifier, Marie de Gournay développe une réflexion sur son parcours, sur les écrits qu’elle met en lumière en tant qu’éditrice ou autrice, et sur les critiques auxquelles elle est exposée. Son engagement féministe se dessine au fil du temps et se cristallise dans deux textes polémiques, l’Egalité des hommes et des femmes (1622) et le Grief des dames (1626).
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«Relever le lustre et vérifier les privilèges des dames, opprimés par la tyrannie des hommes» (1). C’est ainsi que Marie de Gournay présente l’argument de l’Egalité des hommes et des femmes qui, par son titre, est d’emblée polémique. L’autrice ne veut pas le faire passer pour autre chose qu’un traité théorique et condamne l’excès des défenseurs et défenseuses de la cause féminine, au moment où une floraison de textes relance la querelle des femmes sur la scène éditoriale. Elle passe donc par l’examen des arguments et des «faits» tirés de trois sources principales dont l’autorité est incontestable : ce sont les textes de l’Antiquité, ceux des pères de l’Eglise et les Ecritures, auxquels s’adjoignent les auteurs modernes au rang desquels figurent Erasme et bien sûr Montaigne. Tous ces auteurs, à qui Marie de Gournay emprunte arguments et anecdotes, convergent pour démontrer la capacité équivalente des hommes et des femmes, créés à l’image de Dieu et égaux naturellement à exercer toute fonction et tout emploi dans la société. En relisant ces auteurs à l’aune de la cause qu’elle défend, Marie de Gournay se place habilement au centre du système idéologique qui sert à fonder l’inégalité entre les hommes et les femmes pour mieux en souligner les incohérences et les contradictions. Elle use des arguments de ses adversaires pour démontrer l’iniquité de la supériorité d’un sexe sur l’autre, que ni la loi naturelle, ni la loi politique, ni même la loi religieuse ne justifient.
«Au surplus, l’animal humain n’est homme ni femme, à le bien prendre, les sexes étant fait non simplement, ni pour constituer une différence d’espèce, mais pour la seule propagation. L’unique forme et différence de cet animal ne consiste qu’en l’âme raisonnable. Et s’il est permis de rire, en passant chemin, le quolibet ne sera pas hors de saison, lequel nous apprend qu’il n’est rien plus semblable au chat sur une fenêtre qu’une chatte. L’homme et la femme sont tellement uns, que si l’homme est plus que la femme, la femme est plus que l’homme. L’homme fut créé mâle et femelle, dit l’Ecriture, ne comptant ces deux que pour un, et Jésus-Christ est appelé Fils de l’homme bien qu’il ne le soit que de la femme, perfection entière et consumée de la preuve de cette unité des deux sexes» [l’Egalité des hommes et des femmes].
Accès aux savoirs et à la connaissance
Marie de Gournay proclame que la seule inégalité de fait qui réside entre hommes et femmes, et qu’il faut combattre, est celle de l’éducation et de l’instruction. Cette injustice condamne les femmes à la quenouille, c’est-à-dire à la sphère domestique, et décrédibilise toute prise de parole. C’est au prix d’un accès égal aux savoirs et à la connaissance que les femmes pourront exercer leur liberté de choix à égalité avec les hommes et parvenir à être entendues.
Le Grief des dames que l’autrice publie en 1626, dans la première édition de l’Ombre de Marie de Gournay, développe un extrait de la préface aux Essais de 1595. Sur un ton vigoureusement polémique, le texte passe en revue toutes les esquives masculines utilisées pour ne pas écouter ou ne pas lire les femmes, depuis l’air entendu qui signifie «c’est une femme qui parle» et qui recueille l’assentiment de l’assemblée jusqu’au vain bavardage ou au discours pédant, en passant par le rire intempestif. Au travers de cette galerie des ridicules, comme dans l’Egalité des hommes et des femmes et dans d’autres textes autobiographiques, Marie de Gournay s’insurge contre l’injustice de ce refus du droit à la parole opposé aux femmes parce qu’elles sont femmes.
«Parmi notre vulgaire, on fagotte à fantaisie l’image des femmes lettrées : c’est-à-dire, on compose d’elles une fricassée d’extravagances et de chimères : et dit-on en général, sans s’amuser aux exceptions ou distinctions, qu’elles sont jetées sur ce moule. Quelle que soit après celle de ce métier qui se présente, et pour contraire que sa forme soit à celle-là, le Vulgaire ne la comprend en façon quelconque : et ne la voit-on plus qu’avec des présomptions injurieuse si et sous la forme de cet épouvantail» [Apologie pour celle qui écrit].
Assumant une vie peu courante de femme célibataire, philosophe, grammairienne et savante, tout en veillant scrupuleusement aux affaires familiales en tant qu’aînée de sa fratrie, Marie de Gournay laisse derrière elle l’œuvre d’une penseuse libre qui défend ardemment, pour elle et pour son sexe, le droit à la sagesse.
(1) «Discours sur ce livre. A Sophrosine», L’Ombre, 1634.