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Rencontre

Michael Cunningham, au temps pour lui

Le cahier Livres de Libédossier
Entretien à Paris avec le romancier américain autour d’«Un jour d’avril», son retour à la littérature après presque dix ans de silence.
L'écrivain Michael Cunningham, à Paris, le 1er juin 2024. (Benni Valsson/Libération)
publié le 16 août 2024 à 13h30

Il y a toujours, dans la vie d’un lecteur, d’une lectrice, un livre qui change tout, ouvre une porte et laisse entrevoir un monde nouveau. Michael Cunningham avait 17 ans et vivait en banlieue de Los Angeles. Il n’était pas particulièrement porté sur la lecture, mais il se trouve que la fille qu’il convoitait l’était. Elle aimait surtout Virginia Woolf, or l’écrivaine britannique, alors inconnue du jeune homme, n’était pas au programme de littérature de son lycée. Qu’à cela ne tienne, il se rendit à la bibliothèque locale, «et le seul livre de Woolf qu’ils avaient était Mrs Dalloway, se souvient Cunningham plus d’un demi-siècle plus tard. J’ai essayé de le lire, mais je n’ai rien compris du tout». Quelque chose, pourtant, l’a retenu, dans la langue, l’écriture. «Je me rappelle m’être dit : elle fait avec ses phrases ce que Jimi Hendrix fait avec sa guitare.» L’histoire ne dit pas ce que la fille est devenue (Cunningham est en couple avec un psychanalyste depuis trente-cinq ans), mais ce jour-là le garçon avait rencontré deux femmes vouées à rester essentielles : Virginia et Clarissa. La première s’était noyée un jour de 1941, la seconde sortait acheter des fleurs.

Michael Cunningham avait 45 ans au moment de la publication des Heures (traduit en 1999 chez Belfond), best-seller qui lui valut le Pulitzer et une adaptation sur grand écran par Stephen Daldry avec Nicole Kidman (dans le rôle de Virginia Woolf, avec un faux nez) et Meryl Streep (dans le rôle d’une version moderne de Clarissa Dalloway). The Hours (titre original) s’inspirait du roman de Woolf et, dans le genre mélo qui monte, qui monte, il emportait tout sur son passage. Il s’agissait du quatrième roman de Cunningham et plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis. L’heure n’est pas à la nostalgie, mais le New-Yorkais de 71 ans, teint hâlé et voix basse, revient sur ce succès colossal en bon ­client, d’évidence bien rodé au jeu de l’anecdote et du bon mot. «Je sais que certaines personnes ne m’ont jamais pardonné de ne pas avoir écrit The Hours encore et encore», confiait-il au Guardian en début d’année.

Dialogues ping-pong avec running gags

Il était à Paris en juin pour parler d’Un jour d’avril, son retour à la littérature après presque dix ans de silence, dans lequel on notera en clin d’œil un caméo de l’héroïne de Woolf page 105 : «Pensez à Mrs Dalloway, par exemple», lance la professeure Chess à ses étudiants pendant son cours de creative writing. C’est un conseil que Cunningham a probablement déjà donné lui-même : le romancier et scénariste enseigne pour sa part trois mois par an à l’université de Yale. Témoin de son savoir-faire, son nouveau roman porte les qualités (et par instants les écueils) de l’écriture créative à l’américaine – rebondissements de rigueur, dialogues ping-pong avec running gags, protagonistes paumés et attachants ce qu’il faut. Tout y est parfaitement dosé et construit : lorsqu’une chouette passe au premier acte, on sait qu’elle reviendra.

Les Heures et Un jour d’avril ont en commun d’avoir une structure tripartite, mais les trois journées sont ici plus rapprochées. Un an sépare le 5 avril 2019 (première section) du 5 avril 2020 (deuxième) du 5 avril 2021 (troisième). D’une ellipse à l’autre, nous suivrons quelques personnages bien de leur temps pris dans les rets du Covid et des confinements, sans que Cunningham ait souhaité écrire «sur» le Covid car «les romans ne parlent pas de virus, ils parlent d’êtres humains». Nous serons d’abord un matin, puis un après-midi, puis un soir – et l’ensemble, de fait, s’assombrit. Chacune des parties commence par poser le décor (Brooklyn aux premières lueurs, l’Islande au zénith de la crise et enfin une campagne américaine moins identifiée au crépuscule), avant que la focale se resserre sur les individus et leurs états d’âme puisque ce sont les remous intérieurs qui intéressent notre auteur, dans une réflexion globale sur la famille et ses différents modèles (hétéro, queer, recomposée, choisie, etc.). Il y a Dan et Isabel et leur entente cordiale, leurs enfants Nathan et Violet, l’oncle homosexuel Robbie, Garth le frère artiste et Chess, l’intello lesbienne à laquelle ce dernier a donné son sperme. En quelque 300 pages, chacune, chacun, aura changé, emménagé, déménagé, les couples se seront faits ou défaits, les enfants auront grandi, l’un des personnages mourra et le livre finira par se demander, à son meilleur dans l’abstraction poétique, où et comment faire son deuil. «Crois-tu que nous survivions jamais vraiment à notre enfance ?» est une autre de ses questions traversantes.

Ballet d’adultes bien réglé

Au début du roman, Nathan a 10 ans et Violet 5. Ils sont frère et sœur, s’accompagnent et s’agacent, parfois se comprennent et parfois non. Pour traduire au mieux leur vocabulaire et leur cadence, Michael Cunningham a fait appel à un couple d’amis «qui ont deux enfants de cet âge et ont gentiment accepté d’enregistrer quelques-uns de leurs dîners». L’attention portée à l’imaginaire, à la singularité des émotions, à l’ambivalence des sentiments, revient en revanche à l’écrivain seul. «Je crois que la meilleure façon de comprendre les enfants, c’est d’intégrer le fait que ce sont des êtres humains à part entière dès le plus jeune âge.» Dans ce ballet d’adultes bien réglé, deux personnages paraissent ainsi évoluer sur la scène comme des figures libres et ce sont les plus réussis.

Cunningham pense qu’on ne cesse jamais d’apprendre à écrire un roman et qu’il continue de progresser, même si le reste du monde ne voit pas forcément les choses de la même façon. Pour preuve, «The Hours reste le préféré de la plupart des gens». Est-ce le sien ? «A vrai dire, celui dont je suis le plus satisfait est toujours le plus récent.» Un écrivain ne devrait d’après lui jamais être tout à fait satisfait de sa production, et c’est tant mieux. «Prenez Monet : il continua de peindre ses énormes nénuphars jusqu’à plus de 80 ans, sans selon lui réussir à rendre parfaitement compte du mouvement des feuilles sous l’eau. Ça lui échappait et puis, boum, il est mort. Je trouve que c’est une très belle mort pour un artiste : se dire que les nénuphars ne sont pas mal, mais qu’il y a encore de la marge pour les feuilles sous l’eau.»

Michael Cunningham, Un jour d’avril, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par David Fauquemberg. Seuil, 320 pp., 22,50 € (ebook : 15,99 €).