Dans sa tête, Majella se fait des listes : une pour les trucs qu’elle n’aime pas du genre bavardages, contacts physiques ou bruit ; une plus courte pour ce qu’elle aime qui comprend «manger», Dallas (sauf la saison 1985-1986) ou «la chaîne payante Gold». Ce que Majella n’aimait pas commence un lundi dans la petite ville de Aghybogey, à la frontière nord-irlandaise ; la jeune fille de 27 ans va «bosser», comme six soirs par semaine dans le fish and chips de Madame Conasse. Elle aime astiquer la boutique et connaît la clientèle par cœur, comme Jimmy Neuf-Pintes qui réclame chaque soir son menu saucisse à sa sortie de l’usine de volailles de Strabane. Sa mère est alcoolique, son père a disparu et elle vient d’enterrer sa grand-mère assassinée. Le tableau paraît peu engageant, mais la force de ce premier roman tient à l’intensité émotionnelle de cette drôle de fille, complexée et assumée. Entretien avec Michelle Gallen.
Pourquoi un roman qui se déroule sur une semaine ?
Je suis obsédée par le temps. Je suis très consciente de l’écoulement des heures et des jours. J’aime être à l’heure. Quand j’étais petite, mon père adorait passer du temps dehors et rentrer tôt, ma mère était toujours en retard. Alors j’ai pris une conscience aiguë du temps. C’est aussi parce qu’à 23 ans, j’ai subi un traumatisme crânien du fait d’une encéphalite auto-immune, et ma mémoire et ma perception du temps en ont été affectées. J’ai dû réapprendre à lire et à me nourrir comme une enfant. Ecrire un livre structuré autour d’une semaine m’a aidée à avoir la confiance nécessaire.
L’avez-vous écrit comme un journal, jour après jour ?
J’avais écrit 14 nouvelles, presque un recueil. Certaines ont été publiées dans The Stinging Fly, un journal irlandais connu pour découvrir des jeunes auteurs. La dernière nouvelle, intitulée «Double Trouble» se déroulait dans une friterie. Il y avait Marty, une femme alcoolique, un père disparu et un personnage masculin appelé Connor, qui était malheureux dans son travail. Quand j’ai terminé ce texte, j’étais comme en feu. J’ai pris tout un mois de vacances, seule, et ce roman est sorti comme un geyser.
Pourquoi Majella est-elle obsessionnelle et très anxieuse ?
Majella est arrivée comme une personne à part entière. Lorsque j’ai essayé de faire publier le roman la première fois, les éditeurs me disaient : «Nous aimons l’histoire, les personnages, l’écriture… Mais qu’est-ce qui ne va pas chez Majella ?» Ils avaient du mal à comprendre qu’une femme puisse être ainsi. Une de mes proches a eu un diagnostic tardif d’autisme, et j’ai songé alors que Majella était autiste. Et moi aussi. Je suis très sensible à la lumière et au bruit. Je trouve compliquées les relations sociales. Je dois m’efforcer de penser clairement comme Majella, qui suit une routine pour se sentir en sécurité. Majella doit tout le temps décoder le monde, ce que les gens disent, ou veulent dire. Son collègue Marty, très blagueur et sociable, l’aide à paraître plus normale. Majella apparaît très féministe, mais elle ne pense pas l’être. Elle affirme seulement ce qu’elle veut ou ne veut pas. Elle rejette la mode, le maquillage, les relations traditionnelles.
Le roman se situe dans une ville qui n’existe pas, Aghybogey, pourquoi ?
«Aghy» est le mot irlandais pour champ. Et «bogey» signifie le marais. Autrement dit c’est un lieu marécageux, un endroit d’où il est difficile de s’échapper.
Est-ce qu’elle ressemble à la ville où vous avez grandi ?
Un peu, mais à travers les yeux de Majella. J’ai grandi pendant «les Troubles» dans une ville très pauvre sur la frontière en Irlande du Nord, où il y avait un taux de chômage parmi les plus élevés du monde industrialisé. Mais j’ai des souvenirs joyeux, peuplés de gens intéressants, d’autres en colère, tristes, ou alors pleins d’humour et de joie. Avant les Troubles, il y avait dix-neuf routes qui traversaient la frontière. L’armée britannique a laissé une seule route pour entrer, une autre pour sortir, et détruit les autres. Je vivais dans une communauté catholique et nationaliste qui ne faisait pas confiance à la police et à l’armée. A 18 ans, je suis partie pour faire des études au Trinity College à Dublin. Puis j’ai vécu en Ecosse, à Londres. J’avais grandi en Irlande du Nord, mais j’étais partie… J’ai décidé de revenir en travaillant à Belfast, à la BBC. Mais c’est très difficile, la vie dans une société qui sort d’un conflit. Pendant le conflit, les gens se serrent les coudes, et vous avez un sentiment d’appartenance à une communauté. En Irlande du Nord, il y a aujourd’hui plus de suicides, d’autisme, de cancers, de dépressions ; tous les indicateurs du bonheur, de la santé et du bien-être, sont nettement meilleurs en République d’Irlande. La population reste endommagée psychologiquement.
Majella est-elle une métaphore de ce passé traumatisant ?
En quelque sorte. Dans le livre, nous vivons un moment de l’histoire où les frontières commencent à s’ouvrir, mais la psychologie ne change pas aussi simplement. Les gens ont été habitués pendant des décennies à vivre dans un conflit, à être sur la défensive, à ne pas faire confiance. On ne peut pas se construire un pont dans l’esprit aussi simplement.
Ce sont les femmes qui ont survécu, les hommes sont morts ou ont disparu.
Morts, disparus ou dangereux. Vous avez les frères Daly qui sont soi-disant les protecteurs de la communauté, mais plutôt de leurs intérêts. L’oncle de Majella est mort en posant une bombe qui a explosé trop tôt. Le père de Majella est-il en cause ? Ce n’est pas dit. Il a disparu. C’est comme un puzzle. Avant d’aller à l’université, je suis allée dans une école à Strabane. On y a appris qu’un membre connu de l’IRA était en fin de compte une taupe et informait la police. Si cela m’a inspirée, donner des détails ne m’intéressait pas. Je voulais donner aux gens le sentiment que là où j’ai grandi, on ne pouvait pas poser de questions. Et on pouvait entendre cinq versions différentes de la même histoire. Dans un bon roman, comme dans la vie, ce n’est pas grave si on n’obtient pas toutes les réponses. Il suffit de sentir que le temps et l’énergie en valent la peine. Si Majella commençait à poser des questions, elle pourrait devenir une cible. J’avais une amie en Irlande du Nord qui s’appelait Lyra McKee. C’était une jeune journaliste, pleine de vie et de lumière. Elle a été abattue lors d’une émeute en avril 2019. La phrase d’épigraphe tirée de Milkman d’Anna Burns lui est adressée. «Et si on accepte ces points lumineux, leur translucidité, leur éclat ; et si on se laisse aller à en jouir, à ne plus le craindre, et si on s’y habitue ; […] si on s’éduque à le faire, et que d’un coup, d’un seul, la lumière s’éteigne ou nous soit dérobée.» Si vous êtes une femme, c’est à vous de déterminer à quel point vous pouvez briller sans vous brûler. Cette question me fascine : qui seriez-vous si vous pouviez simplement vous laisser emporter par le feu ?