Je pensais profiter de tout ce temps libre pour dévorer de grands classiques, des «monuments de littérature». Mais je n’arrive plus à lire. Les romans, surtout, me tombent des mains. Je perds le fil, les phrases sont trop longues, j’oublie ce que disait le paragraphe précédent. C’est normal, me dit la neurochirurgienne : patience, convalescence, tout reviendra bientôt en ordre. En attendant, j’avance à petits pas, au ralenti dans un monde un peu rétréci.
Mais je ne peux pas ne pas lire. Sinon le monde risque de rétrécir encore plus. Je flânais côté poésie dans ma petite librairie, à la recherche de petites formes à ma taille, quand j’ai trouvé Neige écran de Stéphane Bouquet. De lui, je me souviens d’Agnès et ses sourires, de son regard et de ses mots bien trouvés quand il écrivait pour les Cahiers du cinéma, et de sa belle Traversée filmée par Sébastien Lifshitz, aussi. Je feuillette et je reconnais des images que j’aime bien : Stromboli, Alphaville, l’Evangile selon Saint Matthieu… Il y a aussi un portrait de Lénine, une foule, des sourires, des étreintes et des danseurs, entre autres. Tu m’intrigues et tu me parles déjà, tout petit livre. Je te garde avec moi, pour te lire un jour sur la toute petite table d’un tout petit café.
Et ce jour-là, curieuse et impatiente dès les premières lignes, je t’ai lu en entier sans voir le temps passer. J’ai lu, le cœur joyeux, comme on discute à bâtons rompus avec un.e inconnu.e qui deviendra bientôt, peut-être, un.e ami.e ; comme on remonte une manif pour observer la foule, heureux d’être ensemble et nombreux. J’ai lu, le cœur battant, comme on lit un polar, sans pouvoir m’arrêter, comme on arpente les sentiers d’un paysage qui se découvre un peu plus, à chaque détour. J’ai lu en souriant, en riant, en courant de joie le long des phrases, de citations en hypothèses.
Page 43, je suis arrivée au point final, comme on atteint un point de vue repéré sur une carte, essoufflée et les yeux grands ouverts. Un point final devenu un point de départ qui se trouve quelque part au sein d’une vaste arborescence de lectures et d’images. Grâce à ces quelques pages, je me tiens à mon tour, lectrice, devant un monde redevenu immense, infini, «inépuisable». Tout est revenu, oui ; en ordre, non. Un réjouissant désordre à contempler, à explorer, à travailler, est apparu. Et avec lui, l’envie de partager sans attendre ce livre, qui nous parle très simplement de poésie, de commun et de solitude, de désir et de liberté, de flou, de contraires et d’entremêlement, pour nous porter au sein d’un monde sensible et politique, le nôtre.