Le journalisme d’infiltration doit beaucoup à une jeune Américaine qui décida de ne pas se cantonner au destin que sa famille lui réservait. Ce refus la conduisit à lancer un défi de taille au célèbre héros de Jules Verne : Phileas Fogg. C’est alors que la réalité dépassa la fiction puisqu’elle fit le tour du monde en moins de quatre-vingts jours. Mais si cet exploit lui vaut une renommée internationale à travers les siècles, le parcours de Nellie Bly résonne plus avec celui d’un Jack London dénonçant les injustices que d’une globe-trotteuse sautant d’un bateau à l’autre.
Les débuts de l’histoire d’Elizabeth Jane Cochrane connue sous le nom de Nellie Bly prirent la tournure d’un roman de Dickens. Fille d’une famille de quinze enfants, elle naît le 5 mai 1864. A 6 ans à peine, son père meurt, et, faute de testament, laisse la famille dans la pauvreté. Elle doit trouver rapidement un métier pour subvenir à ses besoins. A 16 ans, elle part à Pittsburgh en recherche d’un emploi. C’est la lecture du Pittsburgh Dispatch, qui lui offre son premier coup d’éclat. Elle écrit une lettre au journal en réponse à un article dont l’auteur juge que les femmes qui travaillent sont une monstruosité. Loin d’une missive plaintive, elle exhorte les grincheux à rassembler des jeunes filles intelligentes et à les embaucher. L’audace paie, le directeur du journal lui commande un article. Le sujet sera le divorce et la signature, Nellie Bly, titre d’une célèbre chanson de Stephen Froster.
Une reporter dérangeante
A peine publiée, Nellie Bly veut devenir reporter. Sa première enquête se déroule dans une fabrique de conserves où elle se fait passer pour une ouvrière. Cette investigation marque le début d’une série d’articles portant sur les travailleurs. Mais si les lecteurs se révèlent friands de ces récits immersifs, les patrons des firmes beaucoup moins. Ils font pression pour que la journaliste se cantonne à des rubriques d’art de vivre. Le journal cède. Nellie Bly part avec sa mère au Mexique comme correspondante du Pittsburgh Dispatch. Fine observatrice des mœurs, elle détecte les actes malhonnêtes d’un Etat corrompu. Elle dérange encore et est priée de quitter le pays. En 1887, dotée d’une audace intacte et du manuscrit Six months in Mexico, elle s’attaque à New York. Elle obtient un entretien avec le magnat de la presse Joseph Pulitzer qui vient de racheter le World qu’il destine, selon ses propres dires, à un «public intelligent». Une exigence partagée avec la journaliste qui se lance alors dans une aventure éprouvante : se faire interner quelques jours à Blackwell’s Island Hospital.
L’expérience ne se révèle pas une sinécure. Elle endosse l’identité fictive d’une désaxée au nom de Nellie Brown. Le plan fonctionne, elle est conduite à l’asile. Mais à peine internée, bien que «départie de son rôle de démente», elle est considérée comme folle. Elle découvre avec effroi l’horreur du quotidien des patientes. Au bout de dix jours, elle parvient avec l’aide d’un avocat du World à sortir de l’hôpital et publie un article qui a un écho retentissant. La commission des budgets de la ville de New York en vient à attribuer un million de dollars supplémentaire aux hôpitaux psychiatriques de la ville.
Lire sur Gallica :
Un voyage chroniqué
La réputation de Nellie Bly est faite. Il est temps de s’inventer d’autres défis. En 1888, elle fait part au journal de son idée de parcourir le monde à la manière de Phileas Fogg, mais plus vite. Elle mettra un an à convaincre ses directeurs. Telle une exploratrice moderne, elle laisse les malles au profit d’une seule robe, part à bicyclette pour rejoindre les ports et les gares et, surtout, voyage seule. Le périple fait l’objet de chroniques régulières dans le journal. Le monde entier se prend au jeu de la globe-trotteuse américaine : un journal concurrent lui impose une rivale et le World lance un pari. C’est un exploit : toute la presse annonce la durée du voyage à la seconde près : 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes (du 14 novembre 1889 au 25 janvier 1890). Lors de son passage en France, Jules Verne la reçoit à Amiens. Il lui écrit un télégramme admiratif à son retour et la cite dans son livre Claudius Bombarnac. «Enfoncé Phileas Fogg» comme l’écrit un journaliste du Nain jaune sans renoncer à une pointe : «Miss Nellie Bly a pérégriné si rapidement qu’elle n’a guère eu le temps de retenir le nom des villes.» La victoire incontestée et incontestable d’une femme ne saurait taire tout à fait le machisme ambiant.
Cet épisode mémorable traduit toute l’intrépidité de Nellie Bly. Mais il serait réducteur de cantonner cette femme à son seul goût de l’aventure et à son talent de vivre et décrire des situations sensationnelles. Mariée en 1895 à un industriel, elle a repris les rênes de l’usine de fabrique de bidons de lait à sa mort et participé à breveter plusieurs inventions avant de faire faillite, victime d’un comptable crapuleux. Elle a su diriger les salariés de l’entreprise avec une attention particulière portée aux conditions de travail. Lors de la Première Guerre mondiale, elle n’a pas hésité à aller au front comme correspondante de guerre pour le New York Evening Journal. La revue de Paris souligne en 1920 son attachement constant à soutenir la cause des femmes qui se lancent en politique. Elle décède d’une pneumonie à l’âge de 57 ans à New York. Le lendemain de sa mort, la presse internationale rend hommage à celle qui avait couru le monde en moins de quatre-vingts jours.
Certains de ses contemporains la classent parmi les «reporterettes». Nellie Bly est de celles qui ne s’en contentent pas. Elle a usé de l’invisibilité que lui imposait la société pour aller là où l’on ne l’attendait pas.