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Chronique «Fières de lettres»

Nina de Villard, une indépendance de salon

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, les «Feuillets parisiens» de Nina de Villard (1843-1884).
Nina de Villard a été immortalisée par Edouard Manet dans le tableau «la Dame aux éventails» (1873-1874). Tiré de «Manet raconté par lui-même» par Etienne Moreau-Nélaton (1926). (Gallica. BNF)
par Nathalie Hersent, Bibliothèque nationale de France
publié le 5 janvier 2022 à 16h34

Anne-Marie Gaillard alias Nina est née à Paris le 12 juillet 1843. Fille d’un avocat de Lyon, Nina a eu une enfance choyée et a reçu une éducation bourgeoise. Elle pratiquait les arts de l’escrime et de l’équitation, parlait plusieurs langues (italien et allemand) et le piano. Elève d’Henri Herz et d’Antoine-François Marmontel, elle devient une interprète virtuose dont le talent est salué très tôt dans la presse. Elle fait, selon Edmond Bazire, «parler les ivoires et les ébènes» lors de récitals salles Erard et Pleyel mais aime aussi composer des valses, chansons, mazurkas et mille variations savantes.

Goût résolument moderne

Papillon de jour, la jeune bourgeoise épouse le 3 novembre 1864, malgré les réserves paternelles, le comte Hector de Callias, journaliste au Figaro. Madame de Callias est malheureuse en ménage. Son époux est violent, alcoolique et absinthier, et de plus insensible à la musique. Il l’humilie, l’injurie, la trompe, vit à ses crochets, et dilapide sa fortune au jeu. Aussi Nina dépose-t-elle une requête en séparation quatre ans plus tard. Elle prend dès lors comme pseudonyme Nina de Villard, s’appropriant le patronyme de sa mère Ursule-Emilie Villard. Elle s’affranchit ainsi symboliquement de tout lien avec père et mari. Libre de toute tutelle, elle dispose alors de son argent à sa guise. Elle sera libre d’avoir des amants, et s’affranchit vite du conformisme bourgeois.

Muse du Parnasse et de la bohème, vêtue à l’orientale, couverte de velours et de bijoux, Nina devient indissociable de la vie littéraire et artistique de son époque en tenant un salon pendant près de vingt ans. Elle a été immortalisée par Edouard Manet dans le tableau la Dame aux éventails (1873-1874), et est célébrée dans les vers de son amant Charles Cros, qui lui dédie le Coffret de santal après s’être battu en duel avec Anatole France pour ses beaux yeux. On ne conserve d’elle qu’une photographie prise vers 1871, pendant son séjour à Genève.

Je ne veux pas que l’on m’enterre,

Dans un cimetière triste ;

Je veux être dans une serre,

Et qu’il y vienne des artistes.

Ce poème, Testament, dont la BNF conserve le manuscrit, ouvre son seul livre Feuillets parisiens, un recueil de pièces diverses publié posthumement en 1885 par les fidèles de son salon. Ce sont des sonnets, dizains, pièces et monologues versifiés ainsi qu’une fantaisie, le Moine bleu, parodie romantique coécrite avec Jean Richepin, Germain Nouveau et Charles Cros. Mais son œuvre comprend aussi des compositions poétiques comme Anna la bouquetière, des contes ainsi que des «billets» écrits depuis Bade pour la Chronique universelle en 1869 et une pièce, la Dompteuse, coécrite avec Anatole France. Bien qu’elle l’ait abandonné pour Charles Cros, c’est Bazire, un ancien amant, communard et rédacteur de la Marseillaise, qui préface les Feuillets parisiens.

Mais tout n’a pas été repris dans ce volume, notamment une critique du Salon des artistes indépendants (le Courrier du soir, 23 avril 1881) où l’autrice estime que Mary Cassatt et Berthe Morisot font plus pour la cause de l’égalité des femmes que les discours d’Hubertine Auclert. Dans le même article, elle fait preuve d’un goût résolument moderne en faisant de la Petite Danseuse de quatorze ans de Degas la pièce capitale de l’exposition et prédit avec justesse que «l’œuvre incomprise aujourd’hui, sera peut-être un jour dans un musée regardée respectueusement comme la première formule d’un art nouveau».

Singe de maison

Nina n’est donc pas seulement une salonnière mais une écrivaine qui a participé à la littérature de son temps. Elle a publié dans le Parnasse contemporain édité par Lemerre, qui fonctionne comme un manifeste de la nouvelle poésie. Elle y donne deux sonnets : Tristan et Iseut et la Jalousie du jeune dieu. Le premier est un dialogue des deux amants sur la nef les amenant à la cour du roi Marc et le second évoque la passion fatale d’un savant pour un pied de momie qui n’est pas sans rappeler les Contes fantastiques de Gautier, précurseur du Parnasse et de la théorie de l’art pour l’art. Mais elle fait aussi sécession en publiant dans les Dixains réalistes (1876). Ce recueil collectif marque la rupture entre certains des habitués du salon de Nina et le Parnasse. Le comité de lecture pour le troisième volume du Parnasse contemporain – Théodore de Banville, François Coppée et Anatole France – avait écarté Cros, Mallarmé, Verlaine et des poètes perçus comme proches de la Commune. Cros, piqué au vif, réplique en publiant ces pastiches du dizain de François Coppée. Aux côtés de Germain Nouveau, Charles Cros et Jean Richepin, entre autres, Nina de Villard s’amuse en écrivant des poèmes sur l’employé de la poste restante, les prémices de l’automne, la tristesse d’un enfant vendeur de jouets, évoquant aussi dans un fiacre une idylle naissante interrompue par un douanier.

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Mais l’histoire littéraire a surtout retenu Nina comme une salonnière atypique. Dès 1862, elle prend l’habitude de recevoir ses amis chez ses parents. Libérée de son mari volage, elle ouvre ensuite un salon avec le soutien de sa mère. D’abord rue Chaptal, puis rue des Moines. Pendant près de vingt ans, Nina recevra toute l’avant-garde des arts et des lettres. «Pas besoin d’un habit pour être reçu chez moi : un sonnet suffit», disait-elle souvent. Tout le Paris des lettres et des arts se presse vite chez elle. Elle accueille les Parnassiens, Catulle Mendès, Paul Verlaine, les impressionnistes, notamment Manet qui l’a peinte, les naturalistes, et plus tard les petits groupes bohèmes de la IIIe République : les zutistes, hydropathes, fumistes avec leur lot d’aspirants poètes, musiciens ou artistes. Les plus démunis vont jusqu’à squatter chez Nina pendant plusieurs jours, dévalisant la cuisine de madame Gaillard et asticotant le singe de la maison qui y vit en toute liberté avec d’autres animaux plus traditionnellement domestiques.

Joyeux capharnaüm

Pendant le Second Empire, Nina, républicaine, reçoit Vallès, Gambetta, Rochefort, Rigault, Révillon, Lavigne et d’autres. Elle sympathise avec les insurgés pendant la Commune, secourt et organise des quêtes pour les blessés. Polignac la décrira brandissant un drapeau rouge à la fenêtre en criant : «Vive la Commune !» Aussi, quand les troupes de Thiers entrent dans Paris, Nina et sa mère Emilie craignent d’être dénoncées. Elles partent ainsi à Genève dans une pension de famille. Là, Nina organise des fêtes pour un groupe de réfugiés français, donne des leçons de piano et des concerts et collabore à la Suisse radicale avec Bazire, son amant, qui vit à ses crochets. Une fois assurées qu’elles ne craignent plus rien, mère et fille reprennent la direction de Paris en passant par l’Italie et le Sud de la France. Sur le lent chemin du retour, Nina renoue avec Cros et finance la publication du Coffret de santal, tout en poursuivant parallèlement sa relation avec Bazire qu’elle finit par abandonner en route.

Chronique «Fières de lettres»

Revenue à Paris en 1874, Nina dispose de moins d’argent, mais rouvre néanmoins son salon. D’anciens habitués s’éloignent, lui reprochant parfois d’avoir soutenu la Commune, remplacés par une nouvelle génération éprise de nouveauté.

C’est un salon véritablement bohème, un joyeux capharnaüm qu’Edmond de Goncourt a qualifié d’«atelier de détraquage cérébral». Chaque anniversaire de Nina était l’occasion d’une fête monstrueuse jusqu’à l’aube, si excentrique et si bruyante que le commissaire du XVIIe arrondissement recevait maintes plaintes des voisins. Il était néanmoins bien au courant de ce qui se passait chez Nina puisque le salon était surveillé et probablement infiltré par un mouchard. Dans une ambiance de fête perpétuelle, on y boit, dîne, fume assis par terre, on y improvise des concerts, on y joue des comédies, des saynètes et des monologues.

Dans les années 1880, le monologue, nouveau genre de théâtre comique, est à la mode dans les soirées privées et les cabarets artistiques comme le Chat noir. Les titres plus connus sont le Bilboquet et le Hareng saur de Charles Cros. Publié dans la Renaissance littéraire et artistique en 1872, puis dans le Coffret de santal, le Hareng saur est célèbre pour son interprétation par Coquelin Cadet qui est à l’origine du succès des Monologues fumistes, ancêtres du stand up. Nina s’adonne aussi à la mode du monologue et ses compositions sont éditées en 1881 dans Saynètes et Monologues.

Altérations mentales

Nina est souvent évoquée dans les comptes rendus de ses fêtes dans la presse, mais aussi dans les vers de nombre de ses contemporains : des Essarts, Verlaine, Cros, Nouveau, Coppée, Bazire, Mallarmé… Elle est aussi devenue personnage de nombreux romans à clés, dont certains à charge comme le Quartier Pigalle de Georges Duval et la Maison de la vieille de Catulle Mendès. Selon Michael Pakenham, spécialiste de Nina de Villard, seuls trois textes sont des témoignages sérieux et fiables : Dix ans de bohème d’Emile Goudeau, Une soirée chez Nina de Villard de Villiers de l’Isle-Adam et Souvenirs sans regrets de Charles de Sivry.

Au cours de l’été 1877, Charles Cros met fin à leur liaison pour se marier et fonder une famille. Les années, l’abus de l’alcool, d’absinthe et les nuits blanches la fragilisent. Cible d’attaques personnelles au début des années 1880, elle est blessée par des romans vachards qui la ridiculisent : Hara-Kiri d’Harry Alis et Dinah Samuel de Félicien Champsaur. Elle rompt avec Franc-Lamy, qui avait pris la place laissée vacante par Charles Cros. Le salon décline. Mis à part quelques fidèles comme Villiers de l’Isle-Adam et la jeune génération, ne viennent plus chez elle que les meurt-de-faim, les pique-assiette et curieux. Contraintes de réduire leur train de vie, mère et fille emménagent rue Notre-Dame-de-Lorette en 1882.

Nina, virevoltant dans des robes de soie et de brocart au milieu des artistes, a fini par se brûler les ailes. Elle est victime d’altérations mentales, névroses et de crises nerveuses. Sa silhouette s’est épaissie. Elle, jadis si vivante, perd le goût de vivre. Face à l’état de sa fille, Emilie la fait interner et ferme le salon. Nina passe les dernières années de son existence dans une maison de santé à Vanves. Après deux années de souffrances, celle qui se disait morte s’éteint le 22 juillet 1884, à l’âge de 41 ans, non sans avoir vécu le temps de trois mois avec un jeune acteur inconnu.

«La plus belle à jamais»

Contrairement à son souhait du poème Testament, elle ne fut pas enterrée dans une serre décorée par les frères Cros. Vêtue pour une dernière fête d’une robe japonaise, de bas de soie rose et de souliers de satin, celle qui avait accueilli tant d’artistes et de poètes ne fut accompagnée au cimetière Montmartre que par une vingtaine de personnes, dont sa mère et Hector de Callias. Sa tombe fut ornée d’une simple statue de terre cuite la représentant assise en robe de soirée, un chien à ses pieds.

Quelques jours après la mort de Nina, Polignac salua dans le Cri du peuple la femme généreuse et amie des pauvres qui avait ouvert sa maison aux artistes sans le sou. Henri Fouquier dans le Gil Blas évoqua, lui, une femme charmante et intelligente, dont la maison était ouverte de la cave au grenier aux poètes et artistes et mourut telle une «Ophélie rendue folle par les Hamlets de brasserie qui vécurent d’elle».

Absent aux obsèques, Cros, qui avait supprimé la dédicace à Nina dans la nouvelle édition du Coffret de santal (1879), rendit un hommage posthume à celle qui avait été à la fois son amante, sa muse et son mécène. Le poème a pour titre : A la plus belle. Il fut publié dans le Chat noir le 25 octobre 1884.

C’était la plus belle à jamais

Parmi les filles de la terre,

Et je l’aimais, oh ! je l’aimais

Tant, que ma raison doit se taire.