A l’occasion du Festival du livre de Paris les 11, 12 et 13 avril, nos journalistes cèdent la place à des autrices et auteurs pour cette 18e édition du Libé des écrivain·es. Retrouvez tous les articles ici.
A l’origine, l’existence d’une maison, une maison en pleine campagne dans un pays du Nord, proche d’un bourg, accessible par un sentier battu. D’apparence cossue, elle est la propriété d’un étranger, homme d’affaires. Sa sœur cadette – la narratrice –, restée au pays, accepte de venir s’y installer pour le soulager des tâches domestiques. Cette sœur, depuis toujours effacée, taciturne, un peu sotte pour certains, avoue cependant avec une lucidité alarmante avoir «acquis la réputation d’être malléable et facile à manipuler», ou plutôt consent à l’être, trouvant raison de vivre à travers les désirs et besoins de l’autre, encouragée à exister dans ce but par ses frères et sœurs dès le plus jeune âge. «Mes adelphes m’avaient naturellement toujours soutenue dans cette entreprise, m’encourageant à supprimer toute pointe d’ambition voire d’amour-propre qui se manifestait.» A l’invitation de servir son aîné, il est normal, voire banal, pour elle de s’y plier. Du moins, c’est ce qu’elle persiste à nous faire croire.
Semblant s’accommoder de cette soumission, elle trouve joie et plénitude dans la contemplation de la campagne environnante et dans l’absence de ce frère parti sur les routes à des fins professionnelles. Sa voix prend forme dans un flux de conscience woolfien envoûtant, avec des va-et-vient entre sa routine de bonne à tout faire et son passé trouble qu’elle dévoile par touches sans en faire un historique complet. Et il y a le bourg, ses villageois sans noms et aux contours fantôme qui s’adressent à elle dans une langue indéchiffrable, et qui l’accusent d’être à l’origine d’un mal que seule sa présence au sein de la communauté – qu’elle tente pourtant d’apprivoiser en offrant ses services à la collectivité – justifierait. «Peu importait à quel point j’avais trimé à la ferme communautaire, combien de tas de fumier j’avais pelletés, combien de poulaillers j’avais frottés, combien d’orties j’avais arrachées par les racines, mises à sécher et fait bouillir en soupe, je ressentais encore leur hostilité.» Peu à peu son anxiété grandit quant à l’image d’étrangère qu’elle renvoie aux autres, au monde, mais aussi à son propre reflet.
Dans son premier roman traduit en France par Catherine Leroux, l’autrice canadienne Sarah Bernstein, née en 1987, esquisse le portrait d’une femme définie par une apparence discrète aux airs innocents, porté par une langue d’une précision rare, flamboyante et enflammée, prenant source chez des auteurs modernistes tel que Kafka, ou plus contemporains comme Marie NDiaye, dans un décor qui n’est pas sans rappeler la campagne et l’ère gothique des sœurs Brontë. Sa narration remarquablement bien pesée offre un moment de lecture tout particulier, entre confession intime et thriller inquiétant, et invite généreusement le lecteur à lire entre les lignes.