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Bien sûr, on s’est jetée sur ce livre. Idée formidable car elle met en lumière cette terrible injustice qui permet aux hommes de procréer jusqu’à la fin de leurs jours, ou presque, quand les femmes doivent renoncer à tout rêve d’enfant - quand il y en a un, ce qui n’est pas forcément le cas - dès la cinquantaine franchie. Et l’on n’a pas été déçue. Ce roman de Sophie Loubière est peut-être un peu long, un poil trop descriptif et chargé mais l’histoire est tellement géniale, et les personnages attachants, qu’on aurait bien fait, sur la fin, le tour de Paris en métro afin de pouvoir terminer le livre avant d’arriver à destination.
Plus de crises ni de passions
On est en 2224, loin de l’hystérie et de l’hyperconnectivité du monde des années 2024, les hommes ont enfin compris que les ressources de la planète ne sont pas inépuisables, l’autosuffisance est devenue la règle. Dans un village vit Rachel, avec son mari Keen et ses enfants Néo et Kyle. «Un nouveau village en forme de spirale comme un coquillage. Son plafond de toiles d’ombrage photovoltaïque […] protège du rayonnement électromagnétique.» Rachel est coiffeuse. Son salon est «caché au milieu d’un bosquet d’arbres à pain, de papayers, de palmiers et de bambous spectaculaires. Cette clôture naturelle protégeait des tempêtes la coopérative et les commerces indispensables. Le frottement des feuillages sur les cannes de bambou créait une ambiance sonore relaxante. Des bâtiments cylindriques, couchés sur une esplanade couverte du même bois que celui dont étaient gainées leurs structures, jalonnaient le chemin de bitume végétal. Tous possédaient une terrasse en paliers qui occupait la largeur de la façade, abritée du vent sous un débord de toit. les mobiles suspendus à l’entrée des commerces ajoutaient une note cristalline au bruissement des bambous, agrémentaient de leur tintement les conversations des badauds et le grondement sourd des roulements à billes des rollers.»
Vous l’aurez compris, l’idée est de vivre dans un environnement apaisé, où personne ne hausse le ton, où les crises n’existent plus, les passions non plus. D’ailleurs, les humeurs sont modérées par un bracelet hormonal implanté dans la peau dès l’enfance afin que, au moindre débordement, un shoot d’hormones adéquates vienne rééquilibrer sentiments et sensations. Voici comment Rachel a vécu le moment, enfant. «L’avant-bras [est] fourré dans un tube dont les parois en céramique se resserrent jusqu’à l’immobiliser. Durant une fraction de seconde, être pénétrée simultanément par une infinité d’aiguilles dans tout le corps.» Et encore, la petite fille a de la chance, c’est sa mère qui s’est occupée de lui implanter ce BMH (bracelet modérateur d’humeur) car elle est opératrice médicale, et le lecteur verra à la fin du roman que ce détail a son importance. Comment fonctionne cet appareil ? «Les molécules de substances agissent par voie sanguine sur des cellules cibles, et nos hormones, ainsi régulées, garantissent notre bonne croissance, la satisfaction de nos besoins nutritionnels, le respect de notre chronobiologie et notre capacité de reproduction.»
Le départ ou l’euthanasie
La reproduction, voilà le maître mot. C’est pour lutter contre l’infertilité qui menace de faire périr cette civilisation que la Gouvernance du monde a imposé le Grand Recyclage des femmes de 50 ans. L’idée est de contraindre celles-ci à quitter leur famille pour un endroit inconnu dont elles ne reviendront jamais afin de laisser leur mari se remarier avec une femme plus jeune et refaire des enfants. En gros, la femme se sacrifie pour le bien collectif, rien de nouveau sous le soleil.
On voit Rachel recevoir la lettre lui annonçant son prochain départ, la tristesse qui l’envahit malgré le BMH, le désespoir de son mari qui n’a jamais aimé qu’elle et qui n’a aucune envie de refaire des enfants avec une autre femme, les préparatifs du départ, la robe que lui prépare avec amour son père couturier dont la femme, elle, a préféré se faire euthanasier, autre choix proposé aux femmes de 50 ans, ainsi leur corps retourne à la terre et permet d’enrichir l’humus. Heureusement pour Rachel, ses deux amies d’enfance reçoivent la même lettre, ainsi elle ne partira pas seule vers l’inconnu. Au même moment, on retrouve les corps de trois fillettes dans une grotte. Tout indique qu’elles ont été assassinées alors qu’aucun crime n’a été commis là depuis plus d’un siècle. Mais cette affaire-là paraît bien fade par rapport au grand mystère qu’est le Grand Recyclage, on peine à s’y intéresser, on veut juste suivre Rachel pour savoir quel est son destin et celui de toutes ces femmes qui passent de l’autre côté.
Le lecteur, ou la lectrice, finira par le savoir. Rachel n’est décidément pas une femme comme les autres : sa mère, en trafiquant son BMH au moment de le lui implanter, en a fait une combattante. Un être d’exception.