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Mercredi pages jeunes

«Bertha et moi», le bobo qui ne voulait plus partir

Les pages jeunesdossier
Une petite fille au genou égratigné et sa croûte dans le nouvel album de Beatrice Alemagna.
Extrait du livre «Bertha et moi» de Beatrice Allemagna. (L'Ecole des Loisirs)
publié le 5 juin 2024 à 17h26

Il fallait que cela lui arrive, à courir trop vite et sans regarder où elle met les pieds, on finit «visage et ventre à terre». La faute aux cailloux, explique-t-elle en regardant ce genou égratigné. La douleur ne s’arrête pas : «Ça brûlait beaucoup, beaucoup, beaucoup.» Le sang coule : «On aurait dit un film d’horreur sur ma jambe. Je n’en avais jamais vu autant. Du sang. Le mot qu’il ne faut pas dire aux enfants.» Son père désinfecte, sa mère soigne, personne ne semble s’inquiéter. «Tu auras bientôt une belle croûte», lui disent-ils. Beatrice Alemagna, lauréate de la Grande Ourse en 2023, prend avec gravité les petits tracas du quotidien de sa narratrice. Elle les connaît et les a expérimentés. L’idée de cet album lui est venue après une chute lors d’une partie de foot avec ses enfants. La fillette troublée attend «un jour, un autre jour, et encore un autre jour… mais la croûte ne partait pas» avant d’ajouter, «son affreuse tête m’inquiétait beaucoup». Elle lui donne alors «le nom du vieux chien de mon oncle : Bertha» pour s’habituer à sa présence au genou et dénouer ce rapport conflictuel. Elle utilise l’ironie pour y parvenir. La plaie se montre réticente, et en signe de protestation, ne part pas et vient «même en vacances chez mes grands-parents».

Beatrice Alemagna n’aime pas le jaune, jugé trop agressif. Elle l’assombrit. Le pull de la mère est ocre ; les vêtements des gamins aussi. Il faut trouver l’éclat ailleurs, tout est si terne sans le rouge vermillon des croûtes. Elle travaille sa matière qu’elle garde brute. «Peu à peu, elle a cuit sur mon genou», la couleur tire vers le brun, façon «hamburger, mais un pas mangeable». Ce qui fascine ce ne sont ni les paysages semi-réalistes ni le visage de la grand-mère aux traits arrondis et aux pommettes tombantes, plongée à moitié dans l’ombre. Ce sont les cheveux oranges et mal peignés de sa petite-fille. On ne voit qu’eux dans ces pages faites au crayon gras. Il y a quelques mèches noires. Elle ressemble à Little My Paperdoll, la fillette rousse dessinée par l’écrivaine et peintre finlandaise, Tove Jansson. Celle-ci a une couette et une robe aux motifs géométriques. Celle de Beatrice Alemagna ne quitte pas son sweat-shirt vert et son short violet pour observer les effets du temps sur sa plaie.

Elle espère sa disparition : «Maman l’a recouverte de crème. ‘Elle est bien grosse, mais elle va tomber’. Ah. La croûte devait tomber, elle aussi, comme moi. Chacun son tour.» «Puis, un matin, voilà», Bertha n’est plus là. «Elle dormait entre les draps» avant d’être recueillie par la fillette pour être posée «entre les coquelicots». Elle lui manque. Allongée à la renverse sur un canapé bleu, une jambe pliée, l’autre en l’air, elle observe «une marque blanche et douce» laissée sur son genou par Bertha. «Une marque qui me rappelle l’odeur des jours à la campagne, du temps où je pleurais comme un bébé et où je n’avais pas encore de chien.»

Beatrice Alemagna, Bertha et moi, l’Ecole des loisirs, 48 pp., 14 €. A partir de 6 ans.