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Libération
Lundi poésie

Pascale Petit, l’anagramme comme un révélateur

Poésiedossier
La poète explore la puissance cachée des mots dans son dernier recueil.
Pascale Petit. (DR)
publié le 16 décembre 2024 à 19h17

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Ils ne sont pas nombreux, les poètes d’aujourd’hui à explorer le terrain joueur et toujours un peu venimeux des anagrammes. La dernière grande représentante de cet art subtil était Michelle Grangaud, morte en 2022, pour qui la Recherche du temps perdu pouvait être résumée en «dupe de l’asthme recraché pur». Voilà que Pascale Petit reprend le flambeau avec un livre à la belle couverture rose, Sujets d’émerveillement. Une autre femme : est-ce un hasard ? En tout cas peut-être pas si anecdotique, puisque Pascale Petit souligne elle-même : «Etre ou ne pas être / une poète est rare». Elle place en tout cas son recueil sous le marrainage de la peintre et autrice surréaliste Unica Zürn, qui a fait elle aussi de l’anagramme une matière importante de son œuvre.

Le livre de Pascale Petit se construit en deux parties : la première est une suite de poèmes anagrammatiques dans laquelle elle décline, décompose, réécrit des vers à partir d’une proposition de départ qui donne son titre au poème. Ainsi «le bout de la langue» devient «la langue te double / elle doue blaguant / angle élu boutade / adulant loge bleue / où elle bade gluant / le gué doué ballant». Comme à chaque fois avec les anagrammes, le résultat des permutations des lettres donne le sentiment qu’on accède à ce qui se cachait dans l’énoncé de départ : sous la surface bien lisse des mots, le poème vient révéler leur part étrange, voire dangereuse ou perverse. Pour citer le même texte, l’anagramme ouvre à une «langue à bout d’elle». Pascale Petit détricote ainsi «mon rêve familier» qui «filme mon arrivée», s’amuse avec le nuancier des couleurs : le «magenta» devient un «ange mat», «terre d’ombre», «merde robert !» Elle déploie également une impressionnante suite à partir de «rature et juliette» :

j’étale, triture, tue

tué là, je te triture

je tue le retrait tu

je re-tue le trait tu

et j’étire l’autre tu

et jeu, là, te triture

le jeu têtu traître

le jure et tait tuer

le jeu tait être rut

rut : le jeu à tirette

rut : je tue altérité

Dans la deuxième partie du livre, la poète propose un petit traité sur l’anagramme, rappelant qu’elle est pratiquée par les poètes depuis toujours ou presque – on en trouve en tout cas la trace en Grèce dès le IIIe siècle avant notre ère. Elle est alors liée à un message magique, sacré, comme dans la tradition kabbalistique, ou au moins au secret : c’est une méthode pour dire sans dire. C’est à partir du XVIe siècle que, devenue un simple jeu pour joutes entre poètes virtuoses, elle finit par devenir – temporairement – ringarde. «L’anagramme arrive épuisée au début du siècle dernier, note Pascale Petit. Mais elle va reprendre des forces au cours du XXe siècle et se débarrasser, en quelque sorte, des soupçons de frivolité qui l’entouraient.» Et de citer notamment Duchamp, Desnos ou Perec parmi les auteurs qui ont revivifié la pratique.

On ressort en tout cas de cette lecture avec un enthousiasme renouvelé pour cette drôle de manie de mélanger les lettres. De quoi donner des envies de relire Ulcérations, voire d’explorer soi-même les potentialités de l’anagramme. A Libération, ne prônons-nous pas la «relation bi» ? Farouchement républicain, le journal n’est-il pas un «bel antiroi» ? Bon, pas certain d’être un aussi fameux anagrammeur que Pascale Petit, nous préférons nous arrêter ici.

Pascale Petit, Sujets d’émerveillement, Série discrète, 96 pages, 22 euros.