Paul Auster, 74 ans, consacre mille pages à un homme qui en a vécu vingt-neuf ; mais cet homme, Stephen Crane, n’est pas n’importe qui. Mort en 1900, il a contribué par ses aventures, ses articles, ses nouvelles, ses romans, à mettre la langue américaine dans le siècle et l’accélération de l’Histoire. Oreille du langage vivant et populaire, vitesse et concision de narration, cadrage serré des situations, ironie de prince, compénétration des paysages et des corps, refus des longues explications plus ou moins morales et de tout bonus sentimental : un étalon du modernisme. Et, en prime, ce démenti au décret balzacien : les noces fertiles, à égalité, du journalisme et de la fiction.
Sur les photos, Crane est mince, fiévreux, vite décharné. Sur la dernière, peu avant sa mort, après une grande fête qu’il organisa et qui précipita sa fin, il est assis contre un mur, élégant, en bottes et casquette, avec un cocker noir, son chien Sponge. Il aimait les chiens, c’était une éponge. On l’imagine éclaireur de l’armée dans un film de John Ford. Œil aux aguets, sourire aux lèvres, et une toux soudaine qui, annonçant la tuberculose, le casse un instant. «Mon idée du bonheur, disait-il, c’est la selle d’un bon cheval.» L’épopée de la langue devance un peu celle de la vie.
«Des cornichons à tout prix !»
Analysant un récit écrit à Cuba pendant la guerre américano-espagnole, Auster cite «l’une des phrases les plus fortes et les plus frappantes que Crane écrivit jamais» : «Le bleu du ciel vide tapait com