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Si traduire, c’est trahir, est-ce que l’exilé qui publie dans la langue de son pays d’accueil se trahit lui-même ? Le poète russe établi à Marseille Pavel Arsenev «édite en traduction», écrivent les éditions aixoises Vanloo, qui publient son premier recueil en français, comme une protestation contre cette langue que l’exil lui a rendue presque inutile, sinon dans sa «forme administrative». Pour décrire cet état de limbes linguistiques où il se trouve, le poète emprunte, dès le titre de son recueil, une formule intraduisible qu’il tente tout de même de traduire : le Russe comme non-maternelle, soit le domaine d’étude de sa langue, mais ni tout à fait comme une langue étrangère ni tout à fait comme une langue de naissance.
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C’est de cette matière au nom drôlement poétique qu’a été diplômé l’auteur né en 1986 à Leningrad, et qui a publié pendant dix-huit ans la revue littéraire et théorique [Translit]. Parti faire une thèse de lettres à l’université de Genève en 2018, il y est surpris par l’agression russe en Ukraine, début de ce qui deviendra un éloignement permanent de son pays d’origine, «un conflit politique intérieur». Où l’exil prend forme dans la banalité du quotidien, comme quand sur son clavier d’ordinateur «les touches refusaient /ces lettres russes /refusaient qu’on les presse». Quand la guerre fait rage aussi à l’intérieur des corps déplacés, il n’y a peut-être pas d’autre choix que la trahison. Alors trahir, oui, mais avec colère, avec panache, avec humour. «Ensuite, écrit le poète, tu vas conquérir l’espace culturel /et créer ton propre langage, /mais au début tu dois marcher sur des têtes /d’un pas léger, avec une couronne blanche, / […] comme dans chaque traduction – trahir. /Ensuite avec ça aussi on pourra /fabriquer tout un monde artistique, /chose qui peut s’avérer profitable».
Pavel Arsenev, Le russe comme non-maternelle, éditions Vanloo, 103 pp., 16 €.
L’extrait
Rapport d’expert
A l’image de ce poème
Nous verrons à nouveau comment
Des déclarations politiques,
Intégrées dans une création artistique,
Aplatissent,
Simplifient
Et déportent l’œuvre
De l’espace esthétique,
Pour la transférer sur un autre plan
Nous verrons que l’auteur
Tentera
D’exprimer ses vues et ses convictions Politiques,
En les masquant inhabilement
Sous une forme esthétique.
Les qualités objectives mêmes de cette dernière,
Selon l’avis de nombreux experts,
Se révéleront immanquablement
Plus faibles,
Que s’il s’en était tenu à ce qu’il sait faire,
C’est-à-dire écrire des poèmes.
[…]
En outre nous verrons que l’auteur
Dans ce poème précis
De façon blasphématoire bafoue
Les fondements du vers russe syllabo-tonique,
Etablis par des gens aussi célèbres
Que Lomonossov, Derjavin, Jukovski
Et bien sûr Pouchkine,
D’où l’on pourra déduire
Que l’auteur à coup sûr ne peut se targuer
D’une fibre authentiquement patriotique
Envers l’immense et bicentenaire
Culture russe.