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Du médecin au prof de solfège, de Hamlet à Juliette, du gamer à la femme au foyer, qu’ont-ils donc tous à pleurer ? Le nouveau livre de Pierre Vinclair (à qui l’on doit notamment Sans adresse et la Sauvagerie) réunit 45 complaintes, un genre que l’on peut qualifier de rare en poésie contemporaine. Chacun, au fil des trois sections (des métiers, des personnages de Shakespeare, des silhouettes du quotidien), y va de sa contrariété. On n’assiste pas ici à la lamentation ontologique d’un Job, mais plutôt à une forme d’humeur chafouine. «De lui-même, le serrurier /veut croire /que les collègues disent /qu’il a une mauvaise peau, /met trop de parfum, a de /grosses fesses.» A travers ces poèmes, Vinclair se fait l’écho d’un chant universel, celui de la plainte commune face à, disons, la vie.
Quant aux personnages du dramaturge anglais, ils sont ici abordés sans aucune mythologie, et sortis de leur contexte. Ils se retrouvent ainsi dans le monde comme des rois nus, et leurs tragédies sont réduites à la forme d’un fait divers, parfois résumé en quelques mots. Dans «Léonte» (personnage du Conte d’hiver) : «Il se lamente. /Elle meurt.» Dans «Hamlet», en écho : «Elle signe /Il meurt.»
Voilà pour le fond : une «fresque sociale», avertit la quatrième de couverture, où l’on est ballotté du tragique à l’insignifiant, jusqu’à l’auto-ironie, une matière habituelle chez Vinclair qui s’illustre ici dans la «Complainte du facteur de complaintes».
Quant à la forme, Vinclair, très attentif au rythme, et ce n’est pas la moindre de ses qualités d’auteur, casse souvent l’enchaînement habituel de la syntaxe pour introduire des incises, ou tout à coup du langage parlé. Le serrurier, encore lui : «Il enlève ses chaussures, /sur le seuil, pointe une porte en U /sans gond intermédiaire, /je ne peux rien faire, tant pis.»
Chaque bout de poème suit ainsi le déroulement d’une saynète ou d’une pensée. Une façon d’affirmer une littérature qui sait voir et entendre, complice et moqueuse à la fois. Une «poésie qui peint /dans le boum boum de vivre».
Pierre Vinclair, Complaintes & Co., Le Castor astral, 136 pp., 9,90 €.
L’extrait
Complainte de la pianiste
Avec vos chaussettes attention
à ne,
je leur répète en continu, les pas irréguliers de mes
petits, amours, garçons dans l’escalier en bois
couvrent le sub,
dit la pianiste, lime
agencement des notes dans
la sonate de Beethoven,
pas glisser.
La musique, la serpillière et la complainte
sont trois arts des surfaces.
Tout est dans le passage
à peu de chose
de la poussière
qui cristallise
soudain l’eau chaude, savonneuse,
ne roule plus comme une balle
de branches dans le désert, le long d’une gamme
en sol mineur sur le clavier ivoire
d’un synthétiseur de plastique.
D’anciens lecteurs agglutinés
derrière un joueur d’assassinats en ligne :
Où sont les beautés devenues ? demande
la pianiste à son clavier
d’ordinateur, dans la bibliothèque
municipale entre les cris
et les romans de Marc Levy
lorsque ses fils prennent leur prétexte
de leçon
au conservatoire qui la jouxte.
Toute la beauté pour moi seule,
voudrait-elle la partager,
Bartok ou Berg avec
les groupies d’Eminem ? «Merci
de ne pas vous appuyer» lit-on
sur un écriteau qui, sorti de son contexte,
résume ou symbolise
le drame.
Merci de ne pas compter sur l’existence.
Une multitude de choses avancent, se succèdent,
on ne sait si c’est un déclin ou un progrès,
chacune clame être
la pointe de ce fleuve
impétueux,
la pianiste seule sur la
berge d’un affluent
présent,
se promène en imaginant
le temps
de quoi,
de beaux agencements.