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Jeudi polar

«Près du mur nord», requiem pour les victimes du communisme dans Prague de l’après-guerre

Dans le sillage d’un vengeur sans merci, l’ex-journaliste Petra Klabouchova ravive avec une grande noirceur la répression qui a coûté la vie à des centaines d’opposants politiques tchécoslovaques, entre 1948 et 1965.
«Près du mur nord» s‘articule entre les années 1950 et les années 2010, avec Prague pour épicentre commun. (Keystone. Gamma-Rapho)
publié le 22 mai 2025 à 8h34

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«Toute mention de justice et de fin heureuse n’est qu’une fiction littéraire» : ce sont les derniers mots de Petra Klabouchova, dans Près du mur nord. Cette phrase clôt la postface, dans laquelle celle qui fut un temps journaliste pour la presse et la télévision tchèques (avant de travailler dans l’industrie musicale) explique comment elle a procédé, entre faits historiques et fiction. Il en émane un besoin palpable de prouver sa rigueur et sa précision - «J’ai puisé dans les témoignages directs, les confessions, les écrits officiels et les lettres personnelles» - en même temps que la volonté de faire mémoire. Elle y parvient. Impossible de refermer ce livre sans, au moins, avoir «Pankrac» et «Dablice» inscrits en lettres de sang dans le cortex.

Près du mur nord s‘articule entre les années 1950 et les années 2010, avec Prague pour épicentre commun. D’un côté, un gamin placé en foyer, que sa mère au corps supplicié et comme poursuivie par le diable entraîne dans une fuite éperdue. Il deviendra «l’Homme au cœur troué», citoyen discret, invisible, mais vengeur sans merci. De l’autre, une vieille femme démente, placée dans une maison de retraite, qui entend des voix, qu’on retrouve ensanglantée mais sans blessures, que gagne la terreur. Ce qui les relie est une des périodes les plus noires de la Tchécoslovaquie, celle où a régné le totalitarisme communiste, entre 1948 et 1965.

Echapper à la pendaison

Pankrac est le nom d’une prison de Prague. C’est là qu’ont été détenus, torturés et parfois exécutés des centaines d’opposants politiques. Il n’y avait pas besoin d’avoir accompli un acte militant pour se retrouver là, une simple dénonciation par un gosse suffisait, ou une rumeur, ou encore croire en Dieu. Les «bonnes femmes» échappaient à la pendaison mais pas au reste, et en mourraient souvent. Ou en ressortaient brisées à jamais. Marta, Zdena, Kvetuska, Bodankha, Mamka…

Après Pankrac, Zdena continue de s’accroupir frénétiquement, comme on l’y obligeait là-bas. «Surtout ne pas cesser. […] Trente, quarante, cinquante fois, en bas, en haut, en bas, en haut. Tant que tu fais cela, tu es en sécurité. […] Peut-être qu’aujourd’hui, tu échapperas aux coups de pied…» Certaines avaient des enfants ou étaient enceintes et y accouchaient sans aucun accompagnement, quitte à mourir en couches. Des gamins mourraient aussi à Pankrac. Ou disparaissaient du jour au lendemain, pour être illégalement mis à l’adoption, ils étaient surnommés «les enfants du régime». Au moins 600 cas ont été répertoriés.

Ni oubli ni pardon

Dablice est le nom du cimetière où étaient enterrées, dans des fosses communes, les victimes de la répression politique. Hommes, femmes, enfants. «Les nazis déjà enterraient leurs victimes dans ce coin de Prague, les communistes n’ont fait que poursuivre le travail commencé», écrit Petra Klabouchova. C’est là que l’un des personnages clés du livre, «la Chercheuse de tombes», vient se recueillir jusqu’à la fin de sa vie. Sa mère repose là. Elle avait été condamnée à vingt-cinq ans de prison pour haute trahison et espionnage. «Allez à Dablice, voir le fossoyeur», avait glissé un type du régime à sa fille qui la cherchait. La Chercheuse de tombes et l‘Homme au cœur troué refusent l’oubli comme le pardon, font pacte pour rendre justice, à partir de «dossiers noirs» qui consignent l’horreur.

«Jusqu’à ce jour, personne n’a été condamné pour ces crimes», souligne Petra Klabouchova dans la postface. Mais jusqu’où peut-on justifier la chasse à l’homme et la vengeance ? L’Homme au cœur troué se voit en «remplaçant de Dieu», n’est-il pas aussi inquiétant que ceux qu’il traque ? L’histoire n’est-elle donc qu’un continuum de bourreaux et de victimes ? Rageur, très sombre, «dédié aux femmes dont les récits de courage, de force et de patriotisme ont disparu dans le silence de l’oubli», ce requiem met le lecteur au pied du mur.

Petra Klabouchova, Près du mur nord, traduit du tchèque par Barbora Faure, Agullo Noir, 416 pp., 22,90 €.