L’édition 2024 de Quais du polar s’ouvre ce vendredi à Lyon, pour se clore dimanche 7 avril. Cette salve est importante, car elle marque les 20 ans d’un festival qui s’est imposé comme une grand-messe incontournable du genre, tant pour les auteurs qui y trouvent une affluence hors du commun que pour les aficionados qui font le plein de plumes (et de bulles, la BD est également de la partie) venues du monde entier – plus d’une centaine à chaque fois. A la Bourse du commerce, épicentre d’une programmation qui quadrille le centre-ville de l’ex-capitale des Gaules, il faut slalomer pour accéder aux stands des maisons d’édition où ça signe à la chaîne, où les livres partent comme des petits pains, et mieux vaut se pointer à l’avance (voire réserver) pour pouvoir accéder aux tables rondes, rencontres et autres croisières avec les auteurs, les jauges ne sont pas extensibles. En 2023, Quais du polar a attiré 90 000 visiteurs, avec à la clé un chiffre d’affaires record pour les librairies, environ 290 000 euros.
Cette année, le public a plus que jamais le choix, avec 135 auteurs à portée de voix. Parmi eux, Libération a rencontré en amont deux poids lourds, le Norvégien Jo Nesbø et l’Américain John Grisham. Aperçu, façon deux salles, deux ambiances.
Survivalistes et souvenirs
Jeudi 4 avril chez Gallimard, on se serait cru dans une séquence promo de star hollywoodienne. On a eu le droit à trente minutes de tête à tête avec Jo Nesbø, montre en main, une dame executive à souhait nous coupant le sifflet dès le franchissement du temps imparti – «Last question !» «Plaît-il ?» on a demandé. «Il s’agit de mon agent», a souri Jo Nesbø. La dernière question pliée, il a aussi sec filé vers son hôtel. Le lendemain, le patron du polar norvégien embarquait pour Quais du polar, flanqué de la suave dame de fer. Mais ça fait partie du job des agents, de jouer les casseurs d’ambiance. Et pour avoir rencontré Nesbø à plusieurs reprises, on savait déjà. Que le créateur de l’inspecteur asocial Harry Hole n’est pas passionné par les urbanités ni la promo, plutôt du genre sec, comme sa silhouette de grimpeur toujours habillé de matières techniques, et possiblement abrupt comme les parois qu’il affectionne.
Cela dit, si l’air est frais, Nesbø fait le job. Son nouveau livre, Rat Island (1), qui paraît ce vendredi, est un recueil de nouvelles dystopiques, flippantes à souhait. Il explique ne pas être «un fan de science-fiction, plutôt un fan de Ray Bradbury. Le terme “science-fiction” évoque un futur imaginaire mais lui n’écrit pas vraiment sur l’avenir. Il utilise un futur imaginé comme toile de fond d’un passé, il écrit notamment sur son enfance, par exemple un cirque qui défile dans les rues de la ville dans laquelle il a grandi dans l’Illinois. Et c’est ce que j’aime : il y a de la nostalgie, une certaine tristesse, de la mélancolie, c’est doux-amer, et on sent qu’il parle de quelque chose qu’il connaît, ce n’est pas fantasmé.» La nouvelle sur fond de pandémie et d’ambiance sauve-qui-peut qui ouvre le recueil, nous évoque illico le temps maudit du Covid ? Nesbø l’a «commencée avant et finie pendant». Il pointe qu’«idem quand j’ai écrit la série [Netflix, ndlr] Occupied : c’était avant que l’Ukraine ne soit attaquée par la Russie. Parfois, la vie imite l’art, c’est comme ça…» Ce sont les survivalistes qui l’ont inspiré cette fois : «J’avais notamment lu l’interview d’un gars riche, Steve Huffman, le cofondateur de Reddit, qui expliquait entre autres s’être fait opérer des yeux pour augmenter ses chances de survie en cas de désastre», pour ne pas avoir besoin de lunettes ou de lentilles de contact.
Présente dans une autre nouvelle, l’idée (géniale) d’une déchiqueteuse de souvenirs résulte, elle, d’un mix, entre «le film Memento, mais aussi la question de la démence, ou encore ces traitements qui peuvent plus ou moins précisément supprimer les souvenirs de traumatismes, par des électrochocs. C’est un peu effrayant. En tant qu’êtres humains, nous sommes le produit de nos expériences, de nos souvenirs, et si vous commencez à les détruire, vous déconstruisez ce que nous sommes en tant que personnes. Bien sûr, certains souvenirs sont lourds, difficiles, mais le cerveau est doté de mécanismes d’autoréparation, nous sommes déjà équipés pour sélectionner certains souvenirs, les effacer ou les interpréter d’une manière qui nous permet de vivre plus facilement avec eux. Le fait que quelqu’un d’extérieur puisse entrer dans notre cerveau pose question.» Il est aussi question de la quête de l’immortalité. «L’idée me tente et m’effraie à la fois, dit l’homme de 64 ans. La mortalité est un concept bien testé, pas l’immortalité…» Comme quoi Nesbø est aussi apte à la dérision.
De Kadhafi à Trump
JC Lattès, l’éditeur du nouveau roman de John Grisham (2), a préféré nous emmener dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés, cosy à souhait, lumières tamisées et silence sépulcral, ce qui nous convient assez avant de sauter à pieds joints dans le chaudron bouillant et bruyant de Quais du polar. John Grisham porte beau dans son pantalon de toile et sa veste bleu marine sur une chemise au col ouvert. A 69 ans, il est mince et bronzé – la pratique du golf, dit-il. Il parle quelques mots de français, lui qui possède un appartement non loin de là où il vient deux ou trois fois par an, notamment pour fêter l’anniversaire de sa femme, Renee. Il publie ce mois-ci en France le Réseau, dans lequel réapparaît Mitch, un des avocats de son best-seller mondial la Firme, ce qui permet à son éditeur de présenter ce nouveau roman comme une suite et d’espérer en retirer le même succès. L’auteur, ce jour-là, enchaîne les rendez-vous à Paris avant de descendre à Lyon pour participer à un débat sur les élections américaines avec Dennis Lehane, 58 ans, l’emblématique auteur de Mystic River et du Silence (Gallmeister), son dernier publié en France. Aussi bizarre que cela puisse paraître, les deux auteurs américains ne se sont jamais croisés avant ce festival.
Avec cet air très policé et poli qu’ont de nombreux avocats, une profession qu’il a exercée autrefois et qui continue à l’inspirer, John Grisham affirme n’être capable d’écrire que dans son immense ferme de Charlottesville, en Virginie où il vit au milieu de chevaux («ma femme les adore, moi beaucoup moins»). C’est là qu’il écrit chaque matin, toujours sur le même bureau et sur la même chaise. Cette organisation au cordeau se ressent dans son nouveau polar qui met aux prises un grand cabinet d’avocats américain avec la Libye de Kadhafi et des clans opposés devenus terroristes. C’est propre et lisse, agréable à lire mais sans grand suspense. Un auteur de polar doit-il défendre des causes en plus de distraire ? Grisham réfléchit à peine, son regard bleu noyé dans l’obscurité du petit salon-bonbonnière. «Oui, je crois, il est aussi là pour provoquer des prises de conscience.» Lui, il défend la cause des innocents jetés en prison, «cela concerne des milliers de personnes tous les ans aux Etats-Unis». Il fait partie de l’«Innocence Project» qui bataille pour sortir de prison ceux qui ont été condamnés à tort, et publiera cet automne un recueil de dix histoires de personnes enfermées pour de mauvaises raisons. Il dit avoir, avec sa femme Renee, donné beaucoup d’argent au Parti démocrate pour financer l’actuelle campagne électorale et se montre prêt à s’engager davantage si nécessaire – il refuse d’imaginer la réélection de Donald Trump, «on est fatigués de ce type». Il s’inquiète de la montée de l’extrême droite en Europe et peine à comprendre l’impopularité d’Emmanuel Macron qu’il trouve plutôt «charismatique». Ce grand lecteur, notamment dans les trains et les avions où il est incapable d’écrire, est ces jours-ci plongé dans la Comédie humaine d’Honoré de Balzac.