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Pour Ahmed et Rachid, deux cousins de Roubaix, «le vieux crasseux» ne valait pas mieux qu’un animal. Un soir de 2014, ils se sont rendus à la ferme de Daniel Maroy, un vieil homme de 84 ans qui vivait seul et reclus au milieu de ses bêtes à Saint-Léger (Belgique), en région wallonne. Le vieil homme était couché sur le sol, sans défense, un vieux poêle renversé sur ses jambes, l’immobilisant. Il respirait fort. Ils lui ont dérobé 6 000 euros en liquide puis Rachid l’a achevé à l’aide d’une fourche tandis qu’Ahmed filmait la scène. Ils ont ensuite mis le feu au corps étendu à terre et la ferme s’est embrasée. Il fallait finir le boulot entamé quelques jours plus tôt par Pascal et Arno, deux autres gars de la bande, poussés tout seuls après le divorce de leurs parents. Ceux-là, originaires du même village que Daniel Maroy, étaient entrés dans la ferme, persuadés que le vieux cachait un magot vu qu’il payait toujours ses achats en liquide au supermarché du coin. Ils avaient tout renversé, ouvert tiroirs et armoires et découvert 13 000 euros qu’ils avaient embarqués après avoir assommé le vieil homme et renversé le poêle sur ses jambes afin qu’il ne s’échappe pas pour les dénoncer.
Cette terrible histoire est racontée par le neveu de Daniel, Chris de Stoop, dans le Livre de Daniel (Globe) qui, vendredi soir au festival Quais du Polar, a reçu le prix Polar et Justice décerné par le tribunal judiciaire de Lyon en partenariat avec Libération. «Il y a quinze jours, j’ai été surpris de recevoir une lettre du tribunal judiciaire de Lyon, et soulagé de voir que ce n’était pas une condamnation, a plaisanté, en recevant son prix, le journaliste flamand, connu en Belgique pour ses enquêtes sur les trafics d’êtres humains. Ce livre n’est pas seulement un livre personnel, c’est un miroir qui nous confronte à notre humanité, ou plutôt à notre manque d’humanité.»
«Une absence d’empathie révélatrice de notre époque»
Après avoir enquêté à Saint-Léger, Chris de Stoop a décidé de se porter partie civile au procès des bourreaux de son oncle. Il ne réclame qu’un euro symbolique, il veut juste comprendre ce qui a pu pousser ces jeunes, désœuvrés et violents, à commettre ce meurtre quasi gratuit. Car on le comprend très vite : l’argent dérobé, qui représente le labeur de toute une vie, va être dilapidé voire perdu en quelques heures. L’un va s’acheter le dernier Iphone qu’il va se faire voler dans la foulée, un autre une moto alors qu’il n’a pas le permis. «Une absence d’empathie révélatrice de notre époque», confiait Chris de Stoop en mai dans une interview recueillie par Claire Devarrieux.
Ce texte est d’une noirceur et d’une beauté effarantes. «En ce début de printemps, les cerisiers étaient déjà en fleurs, mais le soir effaçait toutes les couleurs», écrit l’auteur dans un style sobre et lumineux qui accentue d’autant la crudité de cette tragédie. En pleine crise agricole, ce livre dresse aussi le portrait d’un fermier oublié de la société contemporaine. «C’étaient des temps difficiles pour les petits agriculteurs, ils n’avaient pas de trésorerie, la ferme et la terre constituaient leur seul capital, et Daniel n’avait presque rien pour aller faire ses courses, encore moins pour investir, raconte Chris de Stoop. A cette époque, Daniel a parfois littéralement vécu de pain sec, m’a dit son vétérinaire. Il se privait pour nourrir ses bêtes. Le marchand de grain lui demandait de payer la farine des vaches avant la livraison. […] C’est ainsi qu’à la fin des années 90, les terres de la ferme Maroy ont été sacrifiées sous la pression de la banque. […] Dans ce village agonisant, Daniel a continué à exploiter la ferme, il ne possédait plus que deux hectares de terre et une dizaine de vaches. Il n’avait pas choisi ce métier mais quand on l’avait dans le sang, c’était pour la vie.»
Récit sublime et tragique
Le vieil homme avait au fil des années enterré son père puis sa mère et enfin son jeune frère handicapé dont il avait pris soin jour après jour. Il avait rêvé de se marier avec Yvette, la bouchère, mais elle le trouvait trop paysan, trop borné, «trop rustique». Daniel s’arrêtait chaque jour devant sa boutique pour la regarder, ce qui la mettait mal à l’aise. «Le choc et la honte, la vente forcée et le fiasco amoureux l’ont incité à s’enfermer chez lui. Il ne voulait presque plus voir personne.»
Né lui-même dans une ferme du polder près d’Anvers, Chris de Stoop, qui a arrêté le journalisme pour écrire des livres de non-fiction littéraire, livre là un récit sublime et tragique qui raconte non seulement un drame humain mais aussi la face sombre de notre société de consommation. Chris de Stoop succède à Alice Géraud qui avait reçu l’an dernier le prix Polar et Justice pour le très beau Sambre.