Entre le rouge et le bleu, quelle différence ? «Amoureux du rouge, on se taille les veines ou on se tire une balle. Amoureux du bleu, on remplit ses poches de cailloux bons à sucer et on se dirige vers la rivière», notait Maggie Nelson dans Bleuets (2017, tout juste disponible en poche), livre consacré à sa couleur favorite («la couleur bleue, en l’occurrence»). Vous préférez le vert ? Pas elle. «Je n’aimais pas le vert, ne voulais pas l’aimer ni faire semblant de l’aimer. Tout ce que je peux dire c’est qu’au mieux je le supportais.» Le jaune ? Pour lutter contre la grisaille d’un hiver new-yorkais, l’autrice lui donna un jour une chance en achetant un gros pot pour relooker son intérieur et «maintenir [s]on âme à flot». Le couvercle soulevé, la teinte se révéla affreuse. «Plus tard, j’ai appris que presque toutes les cultures considèrent le jaune comme une des couleurs les moins attrayantes qui soient, pour ne pas dire la moins attrayante. J’ai tout repeint avec.» Pourquoi aime-t-on une couleur plutôt qu’une autre ? La question se pose, sans qu’elle trouve de réponse. «Il ne nous est pas donné de choisir qui l’on aime, ai-je envie de dire. Nous n’avons pas le choix, voilà tout.»
En France, on découvre Maggie Nelson dans le désordre, ce qui n’est pas grave mais requiert de replacer chaque titre dans son contexte. Lorsqu’elle publie Quelque chose de brillant avec des trous, l’Américaine n’est pas encore la star qu’elle est aujourd’hui (il faudra attendre les Argonautes, en 2015). Elle n’a pas 35 ans, une thèse en littérature et deux recueils confidentiels de poésie derrière elle. Nous sommes en 2007, année charnière où paraît également Une partie rouge : autobiographie d’un procès, récit consacré au meurtre de sa tante Jane, assassinée en 1969, à 23 ans (lequel sera, en 2017, son premier livre traduit en français, aux Editions du sous-sol comme les suivants). Ainsi Quelque chose de brillant avec des trous nous parvient-il en retard et c’est peut-être une chance dans la mesure où le lecteur, connaissant la suite, peut poser le regard là où l’œuvre ira creuser. Aurait-on prêté autant d’attention au riche nuancier de Quelque chose de brillant avec des trous si on l’avait ouvert avant Bleuets ? On aimerait croire que oui, mais dans le fond impossible à savoir. Toujours est-il que voilà l’objet, couverture jaune avec un gros trou rond façon album pour les petits, en dedans tout coloré – ce qui ne veut pas dire joyeux.
Tasse «laitue»
Née en 1973, Maggie Nelson est une poétesse, une essayiste, une critique, une universitaire. Quelqu’un qu’on ne saurait ranger dans un rayon ou un autre, une voix qui emprunte à Joni Mitchell aussi facilement qu’à Ludwig Wittgenstein et dont le «je» partout se promène, intime et partageur (liberté de Maggie Nelson qui, en 2021, consacrait en intrépide un livre à cette notion fourre-tout : De la liberté. Quatre chants sur le soin et la contrainte). En mouvement, à l’aise dans les marges (elle s’intéresse entre autres aux identités queer), et ici comme en miroir en lisière urbaine, flânant le long d’un canal qui, au fil du temps, «est passé par toutes les couleurs – / nappe noire et brillante, / chocolat gras, / écume effrayante / blanc et violet». Levons le nez : «Le ciel passe / du gris au jaune au bleu / Et tu me manques en mode / expansif». Lune «rousse», nappes de pétrole «lavande pâle». Une tasse «laitue» se vide et, quand on croit avoir tout vu, on voit un homme et une femme faire tanguer une voiture au bord de l’eau, portière ouverte, puis la femme remonter son «cycliste fuchsia» (remarquons que les couleurs se sophistiquent).
Après les quais, comme s’il s’agissait du chemin à emprunter, direction «l’Unité de soins spécialisés» (le poème «le Pont» assurant en quelque sorte la transition). Maggie Nelson avait une amie, la professeure et autrice Christina Crosby, aujourd’hui décédée, qui, à 50 ans, eut un «terrible accident» de vélo. Celui-ci la rendit tétraplégique. «Tu étais magnifique / Tes yeux bleus et lucides / Alors même que ton visage avait été reconstruit», lit-on dans ces pages. Elle lui rend visite au présent et nous fait accompagnant. Voici de face l’allure de cyborg, la machinerie qui la hisse («une espèce de grue / jaune motorisée, ton corps pareil à un bel oiseau brun / dans son bec»), la complicité en secours. A l’issue de la section, pourtant : «Je n’arrive pas à la faire sourire, ses bonnes couleurs / me manquent, et sa joie». C’est certes une traduction, se dit-on au passage, mais il n’en reste pas moins qu’en français couleur et douleur sont deux mots presque identiques – et les deux notions, qui ont ici partie liée, riment fort à propos.
Secret
Si c’est un recueil d’une grande beauté, Quelque chose de brillant avec des trous ne s’offre pas avec la même évidence que Bleuets – ce dernier, avec sa forme fragmentée (240 courtes pensées au total), donnant un sentiment plus espiègle, plus virevoltant. Quelque chose… est plus opaque, plus secret, en recherche, ouvertement lacunaire, comme si Maggie Nelson avait ensuite dilué un peu ses pigments sans pour autant perdre en intensité. Deux années séparent en fait les deux livres, qu’on conseille (à celles et ceux qui auraient la bonne idée de se munir des deux) de lire dans l’ordre chronologique d’écriture : non seulement ils se répondent et se suivent sous certains aspects, mais le second paraît alors consoler le premier. Bleuets, fragment 232 : «Peut-être qu’ainsi, avec le temps, tu cesseras de me manquer.»