Le 24 septembre 1922, dans le stade Buffalo de Montrouge, le champion du monde de boxe Georges Carpentier affronte Battling Siki, une autre star. Tout le monde s’attend à la victoire de Carpentier, vedette à la peau blanche et à la boxe «raffinée», face à Siki, boxeur noir au style qualifié de «sauvage» dans un univers sportif qui reproduit largement les stéréotypes racistes de l’époque. Alors que Carpentier mène la danse toute la première moitié du match, un retournement du jeu survient, immortalisé par une captation filmique. Ce sont ces images de leurs poings fendant l’air dont se saisit un siècle plus tard Christophe Granger pour poser une ambitieuse problématique : «D’où viennent nos actions, et comment se fait-il qu’on agisse comme on agit ? C’est à cette question, s’il fallait la gratter jusqu’à l’os, qu’est consacré ce livre.»
Une forme de compréhension de l’action humaine
L’historien et sociologue déploie une enquête historique en trois volets : d’abord l’impact de l’institution sur l’action, ici le marché florissant de la boxe qui rend possible le match mais en influence aussi l’issue par les préjugés entretenus sur la performance des boxeurs, voire un vainqueur déterminé à l’avance. Puis l’interaction entre les corps, puisque action est aussi réaction, particulièrement saillante quand les deux protagonistes alternent assauts et replis. Et enfin la cognition, qui recouvre tous les processus mentaux relatifs à la décision d’agir d’une manière ou d’une autre. Ce triptyque institution-interaction-cognition nous rapproche d’une forme de compréhension de l’action humaine que Christophe Granger poursuit sans relâche : «Si l’on veut décrire correctement une action […], il faut alors décrire à la fois les principes suivant lesquels s’organise à ce moment précis ce qu’il en est d’agir dans cette circonstance, la façon de faire acquise par les acteurs au fil de leur socialisation et la manière dont, en acte, ils parviennent à s’en remettre à elle».
C’est dans la démarche même de l’auteur que réside le plus grand intérêt de l’œuvre, qui en plus d’être un bel objet illustré par plus de 1 300 photogrammes du match, est un véritable plaidoyer pour la légitimité de la recherche en sciences sociales : «Si j’ai décidé d’étudier ce que c’est qu’agir, c’est d’abord pour mettre à l’épreuve ce qu’on est en droit d’attendre des sciences sociales. Qu’elles soient à présent l’objet d’attaques est indéniable, et il faut les défendre. Mais les défendre, c’est aussi se donner les moyens de déterminer ce qu’elles peuvent. Dans le cas présent, il s’agissait de repousser le plus loin possible le point à partir duquel, s’agissant des conduites humaines, on cesse de chercher à comprendre.» Une démonstration impressionnante d’inventivité qui parlera autant aux profs qu’aux fans de Raging Bull, où histoire et sociologie prennent vie lorsqu’elles se fixent sur un objet aussi mouvant que la boxe, et, comme Siki et Carpentier en 1922, font leurs preuves sur le ring.