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Fières de lettres

Rachilde, l’autre Mademoiselle Baudelaire

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, Rachilde, autrice prolifique d’œuvres sulfureuses et fondatrice du «Mercure de France» avec Alfred Vallette.
Portrait de Rachilde, Studio G. L. Manuel frères. (BNF Gallica)
par Sophie Bertrand, Bibliothèque nationale de France
publié le 22 janvier 2024 à 12h35

Si «Mademoiselle Baudelaire» évoque souvent Jeanne Duval, l’amante du célèbre poète du Spleen de Paris, ce n’est pas elle que désigne Maurice Barrès, mais une certaine Rachilde qui ne manqua pas de faire scandale dès son jeune âge avec un ouvrage déroutant : Monsieur Vénus.

Marguerite Eymery naît dans le Périgord le 11 février 1860. Elle est l’unique enfant d’un père militaire de carrière, Joseph Eymery, et d’une mère, Gabrielle Feytaud, comptant parmi ses ancêtres Brantôme et le grand inquisiteur Dom Faytos. Joseph étant un bâtard désargenté, le mariage est considéré par les parents de la jeune femme comme une mésalliance. Seconde déconvenue, le couple a une fille et non un mâle. Marguerite, souvent livrée à elle-même, grandit en garçon manqué, observe l’hypocrisie bourgeoise, la rudesse des paysans, le délitement du couple parental. Cette éducation autodidacte se complète de la lecture des œuvres du Marquis de Sade dérobées dans la bibliothèque paternelle. Le contexte familial agit sur la petite fille comme une malédiction personnelle qui nourrira ses futurs romans. La nature angoissante de son enfance sert d’écrin maléfique à plusieurs de ses écrits et la rumeur d’un aïeul lycanthrope lui donnera le goût des créatures hybrides. Tout est en gestation dans la demeure du Cros et la petite fille s’imprègne, bien malgré elle, de traumatismes tenaces comme en témoignent la nouvelle le Tueur de grenouilles ou le roman Son Printemps.

Et Marguerite rencontra Rachilde

C’est le penchant de sa grand-mère maternelle pour le spiritisme qui donnera l’occasion à Marguerite de croiser le spectre de celui qui lui léguera un de ces noms de plume, Rachilde, gentilhomme suédois du XVIe siècle. La demoiselle galvanisée par cette usurpation de fantôme soumet ses premiers écrits à l’Echo de la Dordogne. Dès ses 17 ans, elle publie contes et nouvelles, dont certains traduisent déjà son goût pour le bizarre. Fascinée par Victor Hugo, elle ose lui envoyer son texte Premier amour. Le célèbre écrivain lui répond en une missive brève «Remerciements, applaudissements. Courage, mademoiselle». Mais c’était sans compter les embûches semées par la jalousie maternelle. L’esprit déjà altéré par la folie, Gabrielle Feytaud contribue à jeter le trouble sur l’identité de la romancière précoce en prétextant que les textes sont écrits par d’autres. Mais «la jeune fille découvrit rapidement le vilain jeu et voilà comment, d’accord avec son père, elle quittait le Périgord pour Paris».

«Monsieur Vénus», le scandaleux succès

Dans la préface de A mort, Rachilde dévoile quelques aventures de ses premières années parisiennes : sa rencontre avec Sarah Bernhardt, grâce à sa cousine Marie de Saverny, directrice de l’Ecole des Femmes, qui l’aida à publier son premier roman Monsieur de la Nouveauté, ou, plus sordide événement, les assauts non consentis du directeur du quotidien l’Estafette.

C’est dans les années 1880 qu’elle décide de s’affranchir de cette société manifestement patriarcale : elle porte le costume d’homme suite à l’autorisation de la Préfecture de Paris, coupe sa chevelure brune et édite sa première carte de visite : «Rachilde, homme de lettres». Le travestissement lui permet de dévoiler enfin ses héroïnes sulfureuses. En 1884 paraît Monsieur Vénus, roman matérialiste. Cette histoire narre la passion entre l’efféminé Jacques Silvère et la dominatrice Raoule de Vénérande qui en fait littéralement sa poupée. Ce couple inversé suscita la controverse comme l’admiration. La carrière de Rachilde est lancée : le livre est interdit par le Parquet de Bruxelles, une saisie est organisée par le Tribunal de Paris, Louis II de Bavière et Barbey d’Aurevilly sont conquis. La renommée scandaleuse de Rachilde est définitivement faite quand Maurice Barrès signe la préface de la réédition en 1889. S’en suivra une horde d’héroïnes douées des plus subtiles perversités pour atteindre un impossible et pur amour comme dans La Marquise de Sade.

Lire «Monsieur Vénus» sur Gallica

Rachilde la salamandre

Ce Huysmans au féminin est une autrice prolifique mais il serait réducteur de la limiter à ses seuls écrits décadents. Rachilde n’est pas prisonnière des mœurs du monde littéraire parisien mais sait reconnaître et défendre des artistes souvent conspués : elle héberge Verlaine, défend Alfred Jarry, soutient Oscar Wilde. Avec sagesse elle choisit comme époux le rassurant Alfred Vallette et se lance avec lui dans l’aventure des éditions du Mercure de France. Elle y tient son célèbre salon littéraire du mardi et écrit des chroniques dans la revue du même nom. Editrice, critique littéraire, bienfaitrice, le personnage n’est pas sans contradiction : elle choisit l’émancipation dès son plus jeune âge mais maudit les suffragettes ; elle invente des personnages féminins misandres mais se trouve des points communs avec le sexe fort. Dotée d’un fort sentiment nationaliste, elle se réfugie pendant les deux guerres mondiales à la campagne près des bêtes, loin des hommes.

Rachilde est une salamandre, comme l’appelle avec affection Jean Lorrain : animal crépusculaire qui sait faire renaître ce qui a disparu. Les romans publiés sont souvent des «repousses» de fictions déjà écrites. Mais la multiplication n’est pas redondance : d’un roman à l’autre, de nouvelle en nouvelle, elle explore toujours plus le désir d’absolu et la complexité de l’existence au-delà de la question du genre. Même Léautaud que Rachilde croise rue Condé, siège du Mercure, peu affable envers elle, devenue âgée et sans doute rattrapée par la démence maternelle, lui reconnaît une force inépuisable. Dans un article du Franc-tireur : «Elle dit : on affirme que je n’ai pas eu la place que je méritais. Admettons, mais qu’importe, j’ai eu la place que je me suis faite.» Une bonne alternative au «quand même» de Sarah Bernhardt.