Aucun point final ne ponctue le texte de Rolande Causse-Gibel, aux allures de long poème. Seuls des points d’interrogation interpellent le lecteur et demandent «Pourquoi ?» Sans trouver de réponse. Publié pour la première fois en 1989, les Enfants d’Izieu reparaît aux éditions D’eux et dans une mouture raccourcie, accompagnée des illustrations au fusain et crayon de Gilles Rapaport. L’œuvre de l’autrice et de l’illustrateur est parcourue par la Seconde Guerre mondiale. Chacun en raconte l’Histoire à sa manière et toujours à hauteur d’enfant, dans Rouge Braise (1989) ou Grand-père (2011). Leur sensibilité se marie ici avec une grande subtilité pour mettre en mots et en images le destin tragique des «enfants d’Izieu». Il y a un peu plus de quatre-vingt ans, Miron et Sabine Zlatin fondaient la colonie d’Izieu dans l’Ain et en faisaient «un havre de paix» pour 106 enfants, juifs pour la plupart, dont ils se sont occupés jusqu’au 6 avril 1944. Ce jour-là, 44 d’entre eux et 7 éducateurs juifs de la colonie ont été arrêtés et déportés à Auschwitz-Birkenau. Seule l’éducatrice, Léa Feldblum, en est revenue.
Sur les premières pages, une ribambelle d’enfants descendent des escaliers, tout sourire. L’usage du fusain leur donne un aspect fantomatique, presque effacé. Ce sont des apparitions dans notre présent. Ils sont mis en scène lors d’un matin paisible, hors du temps : «Albert, le plus petit, à peine quatre ans, bavarde avec Sigmund /Mina serre la main de sa petite sœur qui ne la quitte jamais». Leurs rires, chants et cris semblent nous parvenir de très loin, comme dans un mirage. Mais l’Histoire les rattrape à grands pas. «C’était le JEUDI 6 AVRIL 1944», martèle le titre du chapitre, en lettres capitales. Les Allemands arrivent, les ordres s’enchaînent, puis ce sont «Quarante-quatre enfants poussés, jetés, entassés dans deux camions». Sur la double page, un soldat démesurément grand et sombre menace un enfant, minuscule face à lui. Le funeste voyage commence mais «L’absence laisse des traces /Les bols de cacao, les casseroles encore pleines». Le livre se donne aussi comme devoir de conserver ces «traces» : une double page est entièrement consacrée aux visages des victimes et leur regard implacable, échappant ainsi à l’oubli.
Premier arrêt : la prison de Montluc. Dans le dortoir, Sarah répète en boucle sa litanie «Au malheur de mes onze ans /Au malheur de mes onze ans». Puis à nouveau les camions, direction Drancy. Léa Feldblum donne sa vraie identité car «Juive /Elle peut rejoindre les enfants /Ses enfants». Et enfin, «Auschwitz l’innommable». Les visages des enfants deviennent de plus en plus sombres, de moins en moins humains. Deux vides noirs se trouvent à la place des yeux. Ils montent une dernière fois dans les camions. Un peu plus loin, une grande masse sombre surplombe Léa Feldblum, à genoux et à peine reconnaissable. Lorsqu’elle demande «Où sont les enfants ?», on lui répond «Tu sens l’odeur âcre /Tu n’as toujours pas compris ?». Une grande tâche coule le long de la dernière page. Une tache de sang noir.