Menu
Libération
Fières de lettres

«Régina», ou les amours malheureuses de Tullie Moneuse

Chronique «Fières de lettres»dossier
Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine méconnue, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, l’autrice Tullie Moneuse qui avec «Régina», paru en 1838, interroge finement et avec humour les rapports de genre.
«Portrait de Tullie Blum», d'Auguste Préault en 1875. (Musée Carnavalet, Histoire de Paris)
par Clément Frœhlicher-Chaix, Bibliothèque nationale de France
publié le 16 mars 2023 à 12h09

Tullie Moneuse (1804-1875) est presque totalement oubliée de l’histoire littéraire. Et l’on n’en saurait guère sur sa vie, si la Gazette des tribunaux n’avait gardé trace de l’action en justice de Marie-Adélaïde Caignet, le nom de naissance de l’autrice, alors qu’elle est âgée de 25 ans, en vue d’obtenir une séparation de corps.

Son premier mari, le pharmacien Moneuse, la trompe et la violente depuis qu’elle l’a épousé à l’âge de 17 ans. Il tente de l’assassiner à plusieurs reprises, par empoisonnement, par strangulation. Toutefois, dans sa plaidoirie, l’avocat de Tullie s’emploie autant, pour ne pas dire moins, à retracer cet enfer conjugal qu’à disculper sa cliente des accusations d’adultère dont le sinistre Moneuse accable sa femme afin de justifier ses sévices. L’intervention de l’avocat de l’époux est également retranscrite dans la Gazette des tribunaux. Difficile de ne pas voir dans ces lointaines plaidoiries interposées un miroir peu flatteur du traitement judiciaire des violences faites aux femmes jusqu’à il y a peu.

Mais pour qui aura la curiosité de lire Tullie Moneuse, et plus particulièrement son roman Régina (1838) mis en ligne sur Gallica, c’est plutôt la subtilité de la mise en fiction de cette expérience conjugale malheureuse qui nous interpelle. Nul doute que le matériau biographique est primordial dans ce roman dont la parution suit presque immédiatement celle de Trois ans après, plaidoyer pour le divorce qui a fait connaître l’autrice. On y retrouve un mauvais époux et un jeune amant platonique à la destinée toute werthérienne. Mais l’essentiel réside peut-être dans le déplacement du triangle amoureux, partant de la valeur du sacrifice de l’héroïne. C’est en effet pour sauver du déshonneur public sa propre mère, la vaniteuse femme du sous-préfet Evain, que Régina se résigne à épouser l’amant de cette dernière, au grand désespoir de l’homme qu’elle aime et qui l’aime, l’étudiant en médecine Rynold. La grandeur du sacrifice de Régina nous saisit. Mais également son inanité. Car les bons ne seront ici en rien récompensés, bien au contraire. La sanction sociale s’opère avec une sévérité d’autant plus grande qu’elle touchera la pure Régina.

Lire sur Gallica :

Il y a donc une certaine injustice, on l’entrevoit, à ne considérer en Tullie Moneuse – comme le font déjà ses contemporains (hommes) – qu’une romancière «sentimentale», de façon quelque peu péjorative : «La sentimentalité profonde répandue à profusion sur toutes les pages de Régina charmera les lectrices les plus rebelles», écrit ainsi un journaliste du Constitutionnel.

Car les personnages du roman, si le trait est parfois un peu forcé, ne manquent pas de complexité. C’est autant par la sublimité de son sacrifice qu’aux instants finaux où le doute l’étreint que le personnage de Régina nous touche. Quant à Mme Evain, son égoïsme viscéral en fait une figure certainement négative, mais sa vanité bafouée, qui participe d’une soumission à son mari comme à son amant, confère une réelle profondeur au personnage. Ainsi, l’autrice réalise, mais au sens noble, le programme tristement condescendant qu’assigne aux femmes de lettres un journaliste du Courrier français, évoquant notamment Régina : «Quand une femme jette l’aiguille et prend la plume, il est bon qu’elle nous parle d’elle-même ou de ses pareilles, de leur rôle dans la société, de leur plaisir et de leur souffrance.»

Promenades en barque et humour

Il ne faudrait cependant pas réduire Régina à l’expression des seuls sentiments «féminins», fussent-ils envisagés dans une gamme étendue. Le roman gagne d’autres territoires que celui de l’intime et du cœur. Le lecteur d’aujourd’hui pourra bien ne pas être transporté par l’intrigue assez convenue du roman, encore qu’elle lui ménage quelques effets de surprise. Les scènes au balcon, les duels et les promenades en barque ne nous sont certes pas épargnés mais il arrive qu’un personnage tombe à l’eau en cueillant des fleurs, et l’ironie n’est jamais bien loin, comme lorsque Rynold se félicite, chez son correspondant, de «la prudence qui [l’]a toujours garanti des dangers d’un amour absolu, lequel aurait énervé [ses] études scientifiques»…

L’humour infuse le texte, en effet. Les ridicules de la bonne société de province sont pointés avec une certaine férocité, qui ne laisse guère de doute sur les sympathies bonapartistes de l’autrice. Ainsi, parmi bien d’autres exemples, lorsque la duchesse d’Angoulême honore la sous-préfecture de sa présence : «C’était une vraie Babel. Seulement on n’y parlait qu’une langue, et c’était à peu près partout du mauvais français.»

Il y a enfin chez Tullie Moneuse une moraliste qui n’épargne ni les hommes ni les femmes. Elle chronique avec ironie leurs relations tâtonnantes, interroge finement les rapports de genre, du point de vue féminin («On ne loue jamais la vertu d’une femme que pour s’arroger le droit de diffamer la vertu de dix autres») comme du point de vue masculin. Si l’époux de Régina, le colonel-vicomte de Baudéan, est d’un grand ridicule viriliste, la destinée du jeune Rynold, qui s’efforce de «devenir un homme», nous interpelle aujourd’hui encore dans ses questionnements. En somme, il y a dans Régina une finesse psychologique et une douce drôlerie, mais aussi de la cruauté, des ambiguïtés, qui placent cet ouvrage bien oublié au-delà du seul sentimentalisme convenu auquel les critiques de son temps le réduisaient.