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Libération
Critique

«Rétiaire(s)», DOA envoie la baston

La confrontation d’un Office anti-stupéfiants et d’un clan de mafieux d’origine yéniche par temps de Covid.
DOA chez lui à Bruxelles, le 15 décembre. (Sébastien Van Malleghem/Libération)
publié le 21 janvier 2023 à 12h46

Dès l’exergue, on sait. Que DOA est à fond back dans les bacs. Céline (Louis-Ferdinand, pas Dion) et NTM réunis dans le même chaudron, l’ambiance est forcément tendax. Désillusion acide d’un côté (extrait de Lettre à Elie Faure), rage à crever de l’autre (extrait de Popopop). Rétiaire(s) va tenir cette promesse d’un cambouis explosif, confirmer que DOA ne mollit pas, garde la ligne : une écriture surinformée et cut, qui tape au plexus et ne laisse pas trop de raisons de sourire à son prochain.

DOA a décroché la timbale d’incontournable du roman noir avec le diptyque Pukhtu (2015 et 2016), fresque mondiale qui a pour centres névralgiques l’Afghanistan et Pakistan mais convoque aussi l’Afrique, la France, le Kosovo. Deux ans plus tard, Lykaia nous immerge dans les arcanes du BDSM berlinois. Avec Rétiaire(s), l’impérieux renoue avec l’Hexagone de ses romans antérieurs, du moins pour l’action principale. Ce recentrage est relatif : vu qu’il est question de drogue, fil rouge de sa production, on fait vite connaissance avec la géopolitique internationale, notamment la Bolivie, la Mauritanie et l’Espagne.

Business dans la ferraille

La baston principale, qui rythme le livre, a lieu à Paris et alentour. Elle oppose l’Office anti-stupéfiants (Ofast) au très gourmand et sanglant clan français des Cerda, issu de la communauté yéniche. Les Cerda ont commencé, dans les années 50, par un business dans la ferraille. «A force de travail, de rouerie et de pressions savamment exercées, l’aïeul a bâti, dans l’est et le grand est de la capitale, un empire qui conserve aujourd’hui encore de beaux restes, notamment immobiliers et fonciers.» Ses trois fils ont embrayé, idem leur progéniture. Dont «Momo», enfant illégitime mais à l’étoffe de patron. «Marchant dans les pas de son père, initiateur de la bascule criminelle du clan, Momo est, à 36 ans à peine, une figure du grand banditisme français à l’ambition sans limite.»

Comme on est chez DOA, cette baston déjà conséquente, qui brasse bien des affaires, se décline. Au sein même du clan, au sein même des services qui les traquent, entre police et justice, entre les mafias. Ça se déchire et ça se la fait à l’envers tous azimuts. Même l’amitié et l’amour sont vérolés, par l’ambiguïté, la rivalité, la cupidité, la cruauté. Prenez Momo Cerda et Théo Lasbleiz, commandant de police de la Police judiciaire de la préfecture de police de Paris (PJPP), présentement en taule, la Santé flambant neuve, l’un pour avoir violé une interdiction de quitter le territoire national, l’autre pour avoir descendu un trafiquant qui s’apprêtait à balancer, dont «un enculé de flic». Ils sont très proches, Lasbleiz a même sauvé Momo. Celui-là n’a pourtant pas empêché l’assassinat de la compagne et de la fille du premier, pas tout blanc non plus – tout le monde est au minimum gris chez DOA. Théo Lasbleiz ? «Judas pour les collègues, les victimes, la loi. Judas à la maison, menteur, volage, absent. Impuissant. Déserteur de lui-même, depuis longtemps, et parjure puisqu’il est encore là, pas foutu de se flinguer.»

Les hommes prédominent dans ce tapissage. Mais les femmes ne font pas de la figuration : Lola, pleine de sang-froid, de soif de vengeance et lame habile ; Sirine, la «pauvre petite pute» violée à volonté par la bombe humaine Manu Cerda, mais qui attise habilement les tensions et attend sa revanche – qui baise qui, hein ? Elles aussi sont des rétiaires (gladiateurs romains sans cuirasse, armés d’un trident, d’un poignard et d’un filet) 3.0. Seules Amélie Vasseur, nouvelle à l’Ofast, et la juge Diane Arostéguy sauvent à peu près leur épingle du bourbier, en tenaces.

«Nouvelle piquouze miracle»

Un autre personnage participe à cette constellation toxique, muet mais strident : «Covid, cette nouvelle peste noire». Rétiaire(s) se passe début 2021, et dans le monde mis à l’arrêt par les confinements, c’est l’effroi, «une trouille qui masque les gens jusqu’aux yeux» et les pousse à «une totalitaire virtualité cadenassée». Les médias alimentent le flip général avec leur «covidite, qui alterne annonces bien pourries et pipotages d’espoir». A la Santé, Momo écoute France Info et gamberge : «Au cours du dernier quart d’heure par exemple, après d’être interrogée pour savoir si on se le boufferait, le variant britannique, réputé contagieux, plus que l’original, évoquant tour à tour infections en folie, du moins potentiellement, probabilités de clusters, fortes, les probabilités, les modèles l’ont dit, et craintes – menaces ? – de nouveaux emprisonnements domestiques, une voix tourmentée a rappelé le nombre de morts du coronavirus, ou peut-être juste avec, on ne saura pas, peut-être jamais, mais en tout cas dans le monde et au cours des treize derniers mois. Presque 2,3. En millions. Ça claque, ça fout la trouille. Heureusement, depuis la veille, en fanfare, se pointe AstraZeneca, nouvelle piquouze miracle, et sans danger bien sûr, vu que les putes du gouvernement – c’est bien putes, le mot, quand on te paye pour sucer, celles du fabricant et le fabricant lui-même le jurent, la main sur le cœur, tous. Ça et qu’elle empêchera de chopper cette merde, de la refiler. Ma frappe c’est la meilleure, rho, j’te promets, la vie de moi. […] Mais les images, elles font flipper les images, crever noyé dans ses poumons aussi, et puis ce serait too much, quand même, si c’était du mytho. Alors Momo, il ne sait plus vraiment.»

Dans ce mano a mano avec la maladie, l’écriture DOA saisit par sa vitalité. Ce Rétiaire(s) inspiré du clan Hornec est pourtant un rescapé, indique la postface : un projet avorté de série télé sous influence The Wire (Sur écoute), refondé en roman… en raison de la pandémie. Car le Covid a aussi entravé l’accès aux archives et les voyages, et, partant, le livre sur l’officier nazi Otto Skorzeny que DOA fomente depuis Pukhtu. Rendu inactif, l’amateur de sports de combat s’est activé pour déjouer la paralysie. Cette contre-attaque nous fait espérer un Rétiaire(s) secundo. Et pourquoi pas une série télé, en descendance des Parrain, Gomorra et autre Mafiosa.

DOA, Rétiaires(s), Gallimard «Série noire», 430 pp, 19€ (ebook : 13,99 €).