La Chouette aveugle est un de ces textes stupéfiants peu connus du grand public mais révérés par des initiés. Sâdeq Hedâyat, son auteur, est né le 17 février 1903 à Téhéran et s’est suicidé à Paris le 8 avril 1951. En 1937, il a ronéoté à Bombay à une cinquantaine d’exemplaires la première édition du roman que les éditeurs ne s’arrachaient pas. La première traduction – elle a bénéficié de l’aide de l’auteur qui ne semble pourtant pas en avoir été si satisfait – paraît en français, en 1953, après dix ans sans trouver preneur, chez José Corti (où sont également les autres livres d’Hedâyat) dont c’était alors le quatrième roman publié, après les trois premiers de Julien Gracq. Pour ne pas déplaire au lecteur français, Roger Lescot avait pris des libertés avec le texte original, raccourcissant les phrases qui regorgeaient de tirets, sabrant dans les répétitions. La traduction qui paraît aujourd’hui, accompagné d’un vaste dossier et d’une édition critique du texte persan, suppose que les capacités du lecteur français se sont tant améliorées en soixante-dix ans qu’il est prêt à aisément supporter qu’une bouche aimée ait «le goût du trognon de concombre», mots qu’au demeurant Roger Lescot s’était fait un devoir de conserver car «toute autre figure eût par trop altéré le texte».
Voici le début de la première phrase, jusqu’au premier tiret : «Dans la vie il est des blessures qui semblables à la lèpre lentement dévorent et entament l’esprit dans sa retraite»