Des mémoires ? Non, le titre a déjà été pris par l’amie Louise (Michel). Des «Souvenirs de la Commune» ? Il y en a tant déjà. Alors va pour Souvenirs d’une morte vivante (1909), son premier livre. Ce sera le dernier. Signé Victorine B. Un hommage tout en pudeur aux anonymes de la Commune de 1871…
Morte mais ô combien vivante
Il y a d’abord eu Victorine M. «Malenfant». Drôle de nom, qui ne porte pas chance. Sa mère a perdu au moins trois autres enfants, dont des jumeaux. Appelés Charles Martel et Edouard Napoléon, une vraie provocation : papa est cordonnier par choix militant, et républicain par idéal.
Victorine (née à Paris en 1839), seule enfant survivante, suit partout son quarante-huitard de père, aux réunions secrètes, à Orléans, à Paris. Et maman sur les barricades. Quand on apprend que son père figure sur les listes de proscriptions, et que la maison familiale est fouillée, Victorine s’évanouit puis devient mutique et amnésique de longs mois. Morte vivante une première fois, ressuscitée par le bon air d’Orléans. Lorsqu’elle retrouve enfin quelques heures ce père tant idéalisé, revenu en cachette de Bruxelles, elle est mariée, piqueuse de bottines à Paris. Malenfant a vieilli, et il n’apprécie pas l’époux, un cordonnier nommé Rouchy, choisi par la maman. Victorine ne reverra jamais son père. Elle ne s’appelle plus «M.», et quant au «R.», il est dur à porter : Rouchy est intempérant et l’on comprend entre les lignes qu’il lui mène la vie dure. Ils partagent pourtant bien des idées et des aventures : ils dévorent les Misérables des nuits entières, ils fondent une boulangerie coopérative, ils s’inscrivent à l’Association internationale des travailleurs. Et surtout, il y a les enfants, deux garçons : l’un meurt de maladie à 4 ans en 1868, l’autre à quatorze mois des privations imposées par le siège prussien. Deuxième mort de Victorine :
«Je sentis dans ma pensée le vide absolu de ces grandes phrases avec lesquelles on façonne le cerveau humain : Dieu ! Patrie ! République ! Tout cela ce ne sont que des mots creux, qui ne font qu’aggraver nos misères, et détruire la famille humaine ! J’ai besoin d’un autre idéal.»
Alors la Commune, elle, sa mère et Rouchy s’y jettent littéralement quinze jours plus tard. La Faucheuse les frôle sans cesse. Lorsque commence la chasse aux soi-disant pétroleuses, durant la Semaine sanglante, les versaillais pensent à tort avoir fusillé Victorine R., accusée d’avoir incendié la Cour des comptes – rien que ça ! –, et condamnent son mari à deux ans de prison. Si Victorine est encore vivante, c’est grâce à l’exécution d’une autre… Injonction à vivre : elle remarquera que jamais elle n’a été si peu malade que durant ces mois difficiles. Elle se cache, se déguise tantôt en jeune garçon (elle est petite et fluette) tantôt en bourgeoise coquette, prend des risques pour voir sa mère et son mari, sonde les mystères de la vie humaine, entre voisins et proches qui ont parfois peur de l’aider et inconnus qui risquent tout pour la protéger. Puis se réfugie à Genève, après avoir brûlé le drapeau rouge auquel elle tenait tant et qu’elle avait enroulé autour de sa taille, trop compromettant. Là s’arrêtent ses Souvenirs d’une morte vivante.
«R.» mort de son alcoolisme, elle épouse bientôt un gentil garçon, Gustave Brocher. Un ancien pasteur devenu libertaire, rencontré au Congrès international anarchiste de Londres en 1881, qui adopte avec elle cinq enfants de communards réfugiés. Désormais Victorine B. enseigne, écrit des articles, voyage, vit… mais n’oublie pas les événements de cette Commune qu’elle veut raconter au nom de toutes les anonymes, celles fauchées en 1871 comme celles qui ne savent pas écrire.
Morte mais ressuscitée
Souvenirs d’une morte vivante, à lire dans Gallica :
Qui pour s’intéresser aux souvenirs d’une communeuse en 1909 ? D’une cantinière et ambulancière d’un bataillon fédéré et qui ne fut pas même pétroleuse ?
L’ouvrage passe inaperçu. La préface, certes signée Lucien Descaves, n’est pas vendeuse. L’auteur de Philémon, vieux de la vieille loue Victorine de détruire les fables de Maxime du Camp sur la Commune, mais s’appesantit sur un récit ingénu, un «modique vocabulaire» et des «rudiments de syntaxe». Jean Grave n’est guère plus aimable pour la «camarade B.», et signale dans les Temps nouveaux une omission. Non, une page a été oubliée par l’imprimeur, rétablit Victorine qui, pour l’occasion, signe Brocher, en toutes lettres. Victorine Brocher, qui meurt à Lausanne en 1921, à 82 ans… Elle est saluée par l’Humanité du 25 novembre 1921, dans l’article «Une morte vivante» de Louise Bodin, encore imprégné de préjugés littéraires, qui évoque un livre «écrit sans aucun art», mais souligne :
«Le récit de la Commune, tel que l’a écrit Victorine Brocher, est un des plus vivants et des plus poignants que j’ai lus. […] Tous ces chapitres soutiennent la comparaison avec les Cahiers rouges de Vuillaume.»
Un des plus vivants, des plus poignants, en effet, et mieux écrit que ne l’ont dit ses contemporains, car sans afféteries, mais imprégné par les lectures hugoliennes et sandiennes. Des souvenirs habités par les réminiscences imagées, comme cette estampe de Grandville représentant l’échenillement du corps politique, que possédait son père, et que saisissent «les hommes noirs». Un texte bien connu des historiens de la Commune, après qu’Edith Thomas a signalé dans les Pétroleuses (1963) une Victorine Brochon ( !), et du grand public qui le lit désormais au rythme de la voix que lui a superbement prêtée Yolande Moreau dans le récent documentaire de Raphaël Meyssan, les Damnés de la Commune…
L’ouvrage a été réédité par Libertalia avec une postface de Michèle Riot-Sarcey, et comprend dans l’édition 2020 la fameuse page manquante signalée par Michèle Audin sur son blog, «la Commune de Paris».