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Frénésies peut se lire comme un roman d’apprentissage sur le fil du rasoir, celui d’une génération de jeunes femmes des classes moyennes précaires, dans la vingtaine, nourrie aux Anges de la téléréalité et à l’information en continu. A ceci près que le premier recueil de Stéphanie Vovor, publié début octobre aux éditions du Castor astral, n’est pas un roman à proprement parler mais un «récit poétique» qui emprunte à la narration sa force discursive – à travers la vie de Jessica, standardiste – et à la poésie, une certaine liberté formelle. «Fragments de vie semés sur le bitume de notre époque, ce livre aurait pu clairement prendre une autre forme littéraire, prévient à ce propos dans la préface de l’ouvrage le poète haïtien Jean d’Amérique. Mais on a l’impression que l’autrice ne s’arrête pas à la question du genre littéraire, ne se demande pas si elle doit écrire un roman, un recueil de récits ou de poèmes, ou autre chose. Elle se met tout simplement debout sur le socle de la poésie et marque son territoire.»
Le territoire de la poétesse, membre entre autres du collectif le Krachoir et du Poétesses gang : les questions sociales avec la défense de «[s]es sœurs», «les filles dont le trait d’eye-liner est mieux tracé que l’avenir / […] Celles qui ont la flemme / […] Celles qui déconnent à bloc / […] Celles qu’on traite de candidates au viol dans la rue.» Aidée par une écriture viscérale, la Rémoise d’origine dissèque, tantôt en vers libre, tantôt en prose, les structures et les discours (managériaux, amoureux, médiatiques) qui pèsent sur toute une classe d’âge et de genre. Un plaidoyer pour les déclassées des périphéries, que l’autrice, dont on sent aussi la patte de performeuse adepte des scènes slam avec une recherche d’oralité, tente d’incarner. Voyez cet autre extrait : «J’veux me noyer dans un scrolling géant, /Netflixer, sniffer du dissolvant /BFM, Hanouna, télé-réal en boucle /Pornhub en arrière-plan, l’Etat crache /dans ma bouche.» Oui, Stéphanie Vovor tire bien à balles réelles. Mais ses balles sont des poèmes acérés.
L’extrait
La fille du téléphone
«[…]
Chez Care Assistance, il est rarement l’heure de manger, le plus souvent j’utilise ma bouche pour qu’elle convertisse les mots correctement, traduise mes usages personnels par le langage de l’entreprise,
ainsi le collègue devient le collaborateur, un appel un call, mon salaire une gratification et le piston du réseau, tandis que les ruptures deviennent des disruptions, les richoux la catégorie la plus aisée oh comme le bonjour souhaité au client est maintenant une belle journée, si le licencié est malheureusement remercié c’est la faute à la récession soit la croissance négative causant une réorganisation devenue mutualisation impactant bon nombre de citoyens nouvellement individus, mais ne cédons pas pour autant à la dépression nerveuse enfin l’effondrement énergétique car nous avons des compétences ou plutôt des skills pour nous engager dans d’autres galères disons challenges, ne laissons pas les opinions contraires c’est-à-dire les trolls et autres haters nous détourner de notre réflexion/brainstorming, et si tout ça nous emmerde hein, si tout ça nous emmerde comme dirait Nono, on peut toujours plier bagage et se faire une Carlos Ghosn (fuir).»